Pendant la classe, à tous instants,
En même temps,
Nos yeux se cherchent, et longtemps
S’interrogent et se promettent…
Mon cœur bat jusque dans ma tête;
Son beau regard au fond de moi
Voyage, agite un tel émoi,
Que j’ai le sentiment de rouler au délire…
Mais, tout à coup, déterminé,
A tout lui dire,
J’abuse de l’instant d’éclair qui m’est donné,
Quand le maître a le dos tourné,
Pour écrire
Ce court billet très griffonné :
« Ah ! Mary Haerri, pardonnez,
Je vous aime, je vous admire,
Vous avez un si beau sourire ! »
Mais elle, devançant mon geste, si hardi,
Étend le bras vers le papier et le saisit,
le lit,
Tout rouge j’incline la tête;
Lorsque par le même chemin
M’arrive encor chaud de sa main
« Je t’aime aussi, mon doux poète ! »
Je lis et relis et répète
Le message de bout en bout :
« Je t’aime aussi, mon doux poète »
Si court ! trop court !mais il dit tout,
Il dit plus même… Puisqu’il ajoute ce baptême
Mon doux poète » au cri : je t’aime » !
Mon cœur bondit,
Il resplendit
La classe est comme un paradis :
Toute voix est un chant, toute page est une aile,
La neige aux vitres tremble ainsi qu’une dentelle
De Saint Gall, le soleil flambe au tableau noir,
Houbert du haut de son perchoir
Est bien moins solennel à voir…
Le bois du poêle éclate en rires d’étincelles…
Autour de moi les camarades ont un air,
De fête ou d’adieux à Schiller;
Mary Haerri de feux ruisselle
Comme un phare au-dessus de nous;
Ses voisines, les plus près d’elle,
Edwig, Lina, les plus fidèles,
Semblent l’adorer à genoux
La classe magique s’achève,
Tous cahiers clos
Mary se lève…
-« Ah ! laisse-moi, Mary, te dire encore un mot…
Je t’aime ! tu m’aimes ! quel rêve !
Mon cœur rayonne de flambeaux !
– » Sois sage, Jean, l’on nous écoute…
– » Poète moi ?
– » Oui, Jean, sans doute !
-« Comment le sais-tu? c’est trop beau ?
-« Jean, près du cimetière, â quatre heures, tantôt,
Je te le dirai sur la route !
Quatre colombes effarées
S’envolent de la tour carrée
De l’Arche-oracle de Wattwil
Et pour un éternel exil.
Le jour las, s’effiloche
En fils neigeux et floches;
Entre leurs rais la nuit
S’insinue et sans bruit…
En bas du cimetière,
Sur le chemin glacé,
Je borne comme pierre
Le carrefour fixé.
Un ami, le silence,
Feutré de blanc velours,
Veille avec vigilance
Sur le calme, alentour.
Lentement, hors des ganses
Du rideau de flocons,
Comme à quelque balcon
Mary Haerri s’avance.
La neige qui la drape
La nimbe et la pâlit,
Elle a l’air d’un grand lys
Sur une sainte nappe.
Son regard chaste, en moi
Longuement se recueille,
Une à une elle y cueille
Tes roses, mon émoi !
Brusquement, d’une toux sourde et sèche elle est prise.
» Mary Haerri, malgré le gel qui t’a surprise
Tu parais à l’heure promise;
Devant toi je pourrais m’effondrer et mourir,
Tant mon émotion est profonde, est exquise…
Mary Haerri, merci ! mais tu sembles souffrir
J’ai peur, rentre bien vite et ce mal va guérir. »
Elle effeuille une main toute rose de fièvre
Sur mon front découvert, tendu, près d’exploser;
La caresse m’affole, elle va m’embraser;
Je saisis cette fleur et l’écrase à ma lèvre.
Amour, c’est mon premier baiser !
Alors, Mary parla, brûlante en l’air glacé :
Ami Jean, l’heure vole, écoute-moi, je t’aime
De ce dimanche fortuné, quand je te vis,
Pour la première fois dressé sur le parvis,
M’éclairant de ton feu jusqu’en l’église même…
Ne fais que te nommer que te chercher depuis,
Et ton cri dans la classe est ton premier poème !
Nous nous sommes rejoints… Grâce à mon stratagème,
Joint à ton zèle studieux que j’ai compris
Des émotions sœurs l’un à l’autre nous lient;
Nos maîtres, nos parents nous blâmeraient, ami;
« Vous êtes des enfants « : Mais, Paul et Virginie
Quel âge avaient-ils donc quand ils se sont promis ?
Les nations, et sans pitié pour le jeune âge,
Inscrivent le mot' »guerre » au ciel blanc du berceau,
Le petit élève dans ce décor sauvage
Préfère un jeu de lutte à celui du cerceau.
Pourquoi donc est il bien de nourrir une haine
Dès les bancs de l’école, et, pourquoi sans recours,
Est-on cruellement flâtré pour la géhenne,
Lorsqu’on y brûle, ami, de notre pur amour ?
Nul ne peut interdire un idéal si tendre
Nul ne peut le blâmer, il est jeune, il est beau.
Mon cœur est tout à toi jusqu’à sa moindre cendre,
Le tien m’éclairerait encor dans le tombeau !
Une mission mystérieuse à toi m’enchaîne,
Elle m’exaltera jusqu’à mon dernier jour :
Oui, même morte, ami, je te serais prochaine,
Tu peux compter sur moi, désormais et toujours.
Car, vois tu, je perçois plus qu’une autre… et m’enivre
D’une ample intuition qui m’éclaire en avant.
Et voici la nouvelle en moi, je te la livre…
Elle résume tout… Tu es poète, Jean ! …
Tu es poète, Jean, aussi vraiment poète,
Que notre Toggenbourg dans sa gloire et sa fête,
Que le jeune vacher, libre, joyeux, et beau,
En ses yodels, par les sonnailles du troupeau,
Que le Speer, du plus loin qu’il luit, en son message
Au Wattwilois contrit qui revient au village
Que la Thour, en dépit de l’hiver qui l’étreint,
A l’appel, baisers du printemps plus serein,
Que ce guide, abordant le Säntis dès l’aurore,
L’ayant gravi vingt fois, veut le gravir encore !
Tu es poète aussi, par cette dure loi
Qui fait de sensitifs des martyrs de l’émoi.
Si souvent, je t’ai vu, fixer à la fenêtre
Un oiseau qui semblait échappé de ton être !
Ta sensibilité tremble en l’eau de tes yeux
Comme en un lac la moindre émotion des cieux,
Ton noble accent français ajoute à nos mots suisses
De la musique et des couleurs, ils les grandissent !
Gamine encor, mais déjà femme, j’adjurais
Mon cœur de n’aimer qu’un poète, et tu parais
Avec ton front nimbé d’extases et de songes ;
Fais des chansons… je suis l’écho qui les prolonge !
Si tu m’aimes, crois-moi,
Dés ce soir cherche en toi,
Tu trouveras ce que je te révèle.
Surtout n’abandonne jamais
L’impératrice des sommets:
La poésie aux libres ailes…
Ta joie est à ce prix; tout le reste est regret…
L’avenir… Mais la toux l’oppresse, plus cruelle;
Je m’élance pour l’entourer
De mes bras, et pour lui jurer
Que je bois
Avec foi
Sa parole;
Mais, soudain,
Saisissant ma main
Et la baisant à bouche folle,
En larmes, toute, elle s’envole,
Sanglote, éperdue; « A demain » !
Sans voix, près de tomber à deux genoux sur place,
Une larme à la lèvre, un brouillard dans les yeux,
Je suis la vision qui s’éloigne, s’efface…
Et me laisse ravi, plus encore anxieux.
Et je demeure là, dans quel espoir tenace ?
Sans pouvoir détacher mes regards de la trace
Que ses pas ont laissée en le tapis de glace…
Quand plus d’ombre m’étreint, aussi plus de silence,
Et vers le Boundt lointain,
Je me tourne, m’élance,
Tout à mon nouveau destin…
21 décembre 1892
Minuit, je veille encor; j’entends les douze pas
Du grave alexandrin que scande un lointain glas,
Comme autant de rappels à ma foi de poète.
Je vois plus clair en moi, j’atteins des fleurs secrètes;
Ce que je croyais bien sans âme, sans écho,
Se révèle vivant et chante; ce rideau
Lourd, indifférent hier, cause avec sa fenêtre;
Et les vers de ce livre en mes doigts frémissants,
Scintillent comme autant de flots phosphorescents;
Dans les limbes j’errais; mais voici ta lumière
Qui m’inonde, O Mary, qui m’éveille, m’éclaire;
Tout respire, tout vibre et rayonne alentour;
Cette nuit resplendit des promesses du jour;
Un souffle me transporte et me guide, m’élève;
Je touche des sommets encor vierges de rêve
Là, je m’embarque à bord d’un vent léger et pur;
Et voici le voyage avec toi, par l’azur
Est-ce donc vrai, Mary Haerri, je suis poète !
Ah! je serai le tien, sans partage, en la fête
Du lilial accord qui tous deux nous unit
Autour du nouveau-né qu’enfanta cette nuit !
Entends mon premier chant, O ma muse, et pardonne
A ce balbutiement… mais, qui, déjà, me donne
La folle émotion du chanteur débutant
Qui ne veut pour auditoire, que ton printemps !
Mary Haerri, j’entends les cieux
Par tes beaux yeux;
Je vois merveilles
Par tes oreilles;
Je n’ai qu’un chant, qu’un nom, qu’un cri,
Le tien Mary,
Mary Haerri !
Mary Haerri, prions en rond,
Front contre front
De flamme à flamme,
Âme contre âme,
Mêlant frissons, pleurs et souris
Chère Mary,
Mary Haerri !
Mary Haerri, regarde en moi
Afin qu’en toi
Je me reflète
Meilleur poète,
Plus inspiré, plus attendri
Pour toi, Mary,
Mary Haerri !
Mais déjà l’aube auréole
Ma fenêtre… je m’affole,
Je cours, je vole à l’école…
Mon sac bondit sur l’épaule;
Au rythme de la chanson
Du plus heureux des garçons;
Haletant, j’ arrive en classe.
Effaré d’un brouhaha
Jamais comme celui-là !
Que vois-je ? Seule une place
Nue, ainsi qu’un champ de glace…
Mon grand soleil n’est pas là ! …
Soudain, je surprends le maître
A marmonner une lettre;
J’écoute, j’étouffe un cri
De tout l’effort de ma lèvre…
« N’attendez point Mary Haerri,
Elle est grelottante de fièvre »
22 décembre 1892
Où suis-je? Cette pièce ?
Ma chambre ! mon hôtesse
Silencieuse, veille et lit,
Assise au pied de mon lit !
-« Madame, expliquez, de grâce,
Comment êtes vous ici ?
Comment m’y trouvé-je aussi ?
-« Ce matin en pleine classe,
Un malaise vous saisit;
Vous chutes comme une masse.,,
-« Un malaise dites-vous.
Dans la classe ?
-« Oui, deux hommes,
Dans le traîneau de Guillaume
Vous ont ramené chez nous,
Pleurant, vous débattant comme
Un mourant ou comme un fou;
Sur votre lèvre sans cesse,
Une plainte, un nom, un cri,
Un appel endolori,
Comme un râle de détresse…
Mais plus rien ne vous oppresse,
Vous êtes mieux, vos esprits
Et vos couleurs ont repris;
Allons, bonsoir, je vous laisse »
Elle sort…, « Mary Haerri ! »
Mary Haerri, mon hymne, hier
Si gai, si clair,
Se couvre d’ombres,
Voici qu’il sombre
Éperdu, lourd et défleuri,
Et qu’il périt:
Mary Haerri !
Mais, montant du fond de moi-même,
Une strophe secrète achève le poème;
Ce chant intérieur, caressant et doré,
A l’esprit, le reflet et l’accueil inspiré
De celle que j’aime et qui m’aime :
Cher Jean, ne te lamente point,
Même de loin;
Sur ta déroute
Je veille toute,
Espère en moi, même meurtri,
Je suis l’abri
Mary Haerri !
I I I
23 Décembre 1892 – 21 mars 1893
Un jour sans la revoir,
Et sans en rien savoir,
Dans la salle de classe
Ce grand vide… sa place !
Un jour sans l’approcher,
Un siècle à la chercher,
Et, devant moi, ce gouffre,
Ah ‘ je souffre ! je souffre !
Un jour sans l’entourer,
Et sans la respirer,
Sous mes yeux, ce désert,
A mon angoisse ouvert !
Un jour sans espérer,
Sans cesse à la pleurer
Et rien que le néant
A ma droite béant !
Un jour sans lui redire :
Qu’il est beau ton sourire !
Et ce banc sans clarté
Gisant à mon côté !
Pour quelques jours la classe est suspendue.
J’erre comme une âme perdue,
Parlant à peine à la maison,
Mon hôtesse s’en plaint, d’ailleurs avec raison :
« Jean est un hôte détestable
Il ne dit pas un mot à table ! »
Rien n’est plus vrai, dès que décemment je le puis
Je te rejoins Ô ma fidèle solitude
Et sous le prétexte d’étude
J’entre en ma cellule sans bruit .
Ma mère m’écrit « que ta lettre
Est triste, mon fils ! tu dois être
Distrait, souffrant ou désolé… »
Il me prend quelquefois l’envie
De lui crier : »Maman chérie,
Je souffre, viens me consoler ! »
23 décembre1892
Il neige à flocons tels…
On dirait que le ciel
S’écaille… C’est Noël !
La terre en est fleurie !
J’entre en l’église amie
Encore y respirer
D’un dimanche inspiré
Le parfum de féerie…
La houle des fidèles
Dans le temple ruisselle;
Sa vague la plus belle
Ne l’illumine pas !
Mais là-bas dans sa chambre Loin des chants de Décembre Mary, de tous ses membres, Grelotte, hélas, hélas !
Lina, sa camarade,
Souvent, à son chevet,
A 1e pâle reflet
De la chère malade.
Ma peine est infinie…
Mary, qui souffre tant,
Pour t’aider un instant,
Je donnerais ma vie !
O rendez-vous si beau,
Sous la neige des cimes,
Dans le jour en lambeaux
Étais-tu donc un crime ?
O rendez-vous si beau,
Dans le jour qui s’abîme
Et si près des tombeaux !
Et j’ai quitté, bouleversé, l’église pleine,
En sanglotant une oraison,
Mais avant de rejoindre une chambre lointaine,
J’ai voulu respirer le seuil de sa maison,
Ainsi que je le fais sept fois chaque semaine’
Après la messe ou les leçons
24 décembre1892
C’est un étincelant chalet
Que lustre un alpestre reflet
De glaciers, d’azur et de lait
Et de nuages en cortèges…
C’est un éblouissant chalet,
A menus carreaux, verts volets,
A rideaux de souffles de neige,
Très discrètement en retrait
Du chemin argenté, tout près,
Pour mieux dissimuler le piège
De son irrésistible attrait i
Il luit de sagesse rustique,
D’ordre jaloux, de propreté;
Il est ton symbole helvétique,
Fédérale simplicité !
Cependant, quoiqu’on s’y propose,
Nul n’en franchit la porte close
Sans avoir épelé son nom;
Cette porte elle-même cause
Et dans son langage de chose
Sait dire : »Oui », peut être, « ou non ».