LE JARDIN DES TUILERIES
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J’aime passer de la rue
Trop grouillante et bruyante et comme en pleine crue,
Au calme odorant d’un jardin,
C’est pourquoi je quitte soudain,
Rivoli, ton trottoir d’arcades infinies,
Dès que j’arrive aux grilles d’or fleuries,
De ce jardin des Tuileries;
Et, surtout par un clair matin,
Sous ce ciel de Paris
Dont le bleu semble pris
Dans un satin de prix.
Et j’y bois, dès l’entrée,
Une joie azurée;
Tout est grâce en ce lieu,
Les enfants et leurs jeux !
Sur ce parc et sa flore
Il faut que je réponde
Au léger reflet d’onde
Dont me pare à dessein
Un élégant bassin;
Docile eau qui se prête
au jeu; ses ondelettes
Bercent barques, voiliers
D’éveillés écoliers.
Une courbette est due
A la fine statue
Que je croise au détour
D’une allée, au retour;
Ici, c’est une rose
Qui galamment propose
Une goutte du vin
De son riche parfum;
Là-bas porte sublime,
L’Arc de Triomphe anime
Un rayon inouï
Dont je reste ébloui!
Et plus près l’obélisque
Grave sur le bleu disque
Du ciel parisien
Un chant Égyptien !
Paris rayonne encore
Les bancs ont de l’esprit,
Et la chaise sourit…
A gauche un peu rougie
La géante bougie,
Qu’allume le soleil
A son coucher vermeil.
Pourtant, sous ces allées
Si tendrement foulées
Si l’on les fouille un peu Couve toujours du feu.
Je glisse sous la feuille
Où l’ombre se recueille
Et par tous les réveils
Des fleurs et des soleils !
Sous ces fleurs, sous ces arbres,
Ces gazons et ces marbres,
Stagne le flot récent
D’une flaque de sang.
Dans le chant désinvolte
D’un oiseau, la révolte
A l’air de me crier
De ne pas oublier !
Jardin des Tuileries
Où mes musarderies
Trompent un lourd chagrin
Je te ressemble un brin !
Qui scrute mon visage
De jeune homme bien sage,
Découvre le brasier,
D’un cœur incendié.
Mai 1895
– » Jean, nous nous inclinons m’a dit mon père, ému !
Ta douleur nous convainc, ta constance nous touche,
Nous eûmes tort de t’opposer un « non » farouche,
Quand tu t’ouvris à nous par un noble amour mû.
Ton silence ne nous trompe plus, ce mal couvé
Te ronge et rudement te roue et de dévore;
Nous venons te sauver, mon fils, et plus encore,
Rouvrir large la voie à ton bonheur rêvé.
Au pasteur de Wattwil j’ai résolu d’écrire
Pour qu’il transmette et nos espoirs et ton amour.
Les parents en seront touchés, puisqu’à son tour,
Celle pour qui tu meurs toujours pour toi respire.
-« Ah ! mon père, ma mère, il est trop tard, hélas!
Mary depuis longtemps (je bravais vos semonces)
A mes pleurs, à mes cris, ne fait plus de réponses.
J’ai tout risqué, tenté, tout est fini, là-bas !
Peut être… elle me suit de loin… Car ne puis croire
Que puisse aider à mon désastre un pareil cœur;
Mais que se passe t’il? et quel démon moqueur
Oppose à notre joie instante sa victoire ?
-« J’écris, j’écris, mon fils mais il n’est pas étrange
Qu’à leur fille des parents stricts aient défendu
(Ainsi qu’à toi nous l’avons fait) le doux échange,
De billets, certes purs, mais par trop assidus ! »
– » Cher père, chère mère, ah ! que je vous embrasse
Pour moi, puis pour Mary ! quel bonheur désormais !
Je crois et je veux croire à ta fin, O disgrâce :
Et m’en vais prier Dieu, ce soir, comme jamais !
Décembre 1895
Au fond de tout amour vous êtes
Mon Dieu !
Toujours vous aidez vos poètes.
Un peu !
Une ramure ne murmure
Sans vous.
Ni l’abeille saignant la mûre
Ni nous !
La prière la plus ardente
D’appel,
Sans vous ne peut gravir la pente
Du ciel !
Comme Mary, j e suis un saule
En fleurs
Laissant tomber sur votre épaule
Mes pleurs ! ….
– » Mary Haerri n’est plus à Wattwil; la famille
Me transmet le parti qu’a pris la jeune fille
Je vous le communique, en soulignant beaucoup,
L’irrévocable esprit qui le meut jusqu’au bout
Mary Haerri, qu’arrête un grand scrupule, nie
Les terrestres bonheurs, y renonce, et supplie
Jean de ne point chercher à connaître, aujourd’hui,
La raison qui la guide, elle ajoute : celui
Qui s’incline devant ce vœu plein de mystère
Me prouve le plus grand amour qui soit sur terre
Jean demeure en mon âme et tant que je vivrai
En esprit, et partout sur lui, je veillerai;
Muse, je filerai ses poétiques trames;
Nous sommes mariés au paradis des flammes,
Une telle union, rien ne peut la briser !
Qu’il aille calme par la vie, et qu’un baiser,
Le dernier, le plus pur et des lèvres de l’âme,
Sur le fleuve idéal guide et pousse sa rame…
Un jour il entrera dans le céleste port,
Et je m’installerai pour toujours à son bord… »
« – C’est la réponse du pasteur, jeta mon père… »
J’ai récité les derniers cris de ma prière…
Au fond de tout amour vous êtes
Mon Dieu
Toujours vous aidez vos poètes
Un peu !
Un rêve
Ne s’achève
Qu’en désillusion
C’est un ballon qui crève…
Mais il reste au vaincu la consolation
De souffrir, de souffrir… jusqu’à la passion.
C’est un livre qui tombe
Comme au fond d’une tombe
Avec un court bruit sourd;
Un livre de poèmes
Flous comme tu les aimes,
Peut-il être si lourd ?¬
Mais à mon tour je chute,
Avec un poids de brute,
Et lance un cri perçant;
Je n’ai pourtant en tête
Que des vers ! un poète
Est-il donc si pesant ?
Janvier 1896
– » Mon enfant, il faut oublier,
M’a dit, en m’embrassant, mon père;
Il le faut, ou je désespère;
Je vois de plus en plus plier
Un front qui devrait, à ton âge,
Briller sans ombre et sans orage
Ainsi qu’une tour d’espérance…
Ta mère, ne le vois-tu point ?
Se meurt d’angoisse, et ta souffrance
Me révolutionne au point
Que ma raison parfois chancelle…
Puisque, par le désir de celle
Dont tu nourris toujours ton rêve,
Un rideau tomba, semble t’il,
Sur votre drame de Watwill
Et sans espoir qu’il se relève;
Puisque ton azur a pâli,
Pourquoi n’irais-tu vers l’oubli ?
Je te propose un beau voyage
À travers mers et continents
Et par des sites si prenants
Qu’ils réveilleront ton courage.
Connais donc le monde à ton tour;
Par Rangoon et par Singapour,
Aborde notre Cochinchine,
Va boire le thé d’or de Chine,
Et rapporte-nous ce crépon
Dont se pare le vieux Japon,
Achève un périple féerique
Par un fier retour d’Amérique.
Il reviendra convalescent
Guéri, peut être, notre absent;
Il reprendra goût à la vie.
Ce drame qui ne sait finir,
Et maintenant nous terrifie,
Ne sera plus qu’un souvenir,
Qu’un grand souvenir de poète…
J’ai répondu, baissant la tête,
Père, voulez-vous me bénir,
Que votre volonté soit faite !
Janvier 1896
Je fuis donc vers ton seuil impitoyable exil !
Plus le rail et les ondes
Me porteront vers d’autres mondes,
Plus mon âme en lambeaux flottera sur Wattwil!
V
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RANGOON & SINGAPOUR
20 mars 1896 –mai 1896
Le Steamer « San » puissante et symbolique masse,
Trois mâts, trois ponts, trois feux, trois classes et trois races,
Blanc comme un ruisselant et lent éléphant blanc,
Dans la rivière de Rangoon, entre, aveuglant.
Comme mêlée aux rais du soleil qui s’écrase
Dans les palmiers, dans les mangos et dans les vases,
La flèche d’or du Schve-Dagon soudain jaillit
Comme pour retarder la marche de la nuit…
Le faste des soirs lourds pourpre la jungle et l’onde ;
Floue et lasse, une nue erre, esseulée et blonde,
Et tous les violets, les mauves, les lilas
D’un terme qui s’endeuille enrubannent le glas.
La respiration aux portes de I’escale,
S’alourdit des parfums du golfe de Bengale,
Le jour se liquéfie en ce brasier d’encens,
Que des lianes fume en long filets de sang;
De lumineux oiseaux énervent le silence
Qui somnole au duvet des molles indolences,
Mais rompent un concert, comme étranglés soudain,
Par le rugissement d’un grand tigre lointain,
Puis, lentement, au geste aliforme des palmes,
Les chanteurs, rassurés, reharcellent le calme,
Et la terre et le ciel, rapprochés pour la nuit
Savourent en secret leur amour infini…
Des Birmans à l’œil fauve, au teint de feuille morte,
Nous croisent sur la rive rouge ou nous escortent;
Leurs femmes, aux cheveux plus brillants que le jais
Suivant en robe cuivre et le cou brun chargé
De parures d’argent, de perles et d’opales
Qui font leurs yeux plus noirs et leur masque plus pâle;
A des autels de fleurs, qu’enrubanne un dragon,
Elles portent le riz au morne appel du gong.
Le gigantesque « Sun » qu’il stoppe ou qu’il se meuve,
Inépuisablement semble boire le fleuve.
Tout célèbre en le soir le culte de Boudha
Par cent gestes de feu qu’exigent les Védas.
De Madras à Rangoon un voyage s’achève…
De Marseille à Suez, d’Aden à Colombo,
L’Orient me brossa ses décors les plus beaux;
Mais la mer la plus bleue ou la plus blonde grève,
Ni la plus belle messagère, fût-elle Ève,
N’ont pu, même un instant, m’arracher à mon rêve…
Le cœur plus triste encor, je vais du paquebot
Vers l’hôtel dont, là-bas, s’allument les flambeaux…
20 Mars 1896
Ce soir la lune est pleine;
Un ciel de porcelaine
Diffuse la lividité
De cette équivoque clarté.
Ce soir la lune est proche,
Le ciel est une cloche
Dont le pur et sensible airain,
Tinte au glas d’un lointain chagrin…
Ce soir la lune pleure
Et pleure d’heure en heure
Et de malheur et de douleur
Sur chaque leurre d’un fleur.
20 Mars 1896
Le joug de la chaleur, aussi lourd qu’impalpable,
Pèse à ma chair humide et la vide et l’accable;
Une angoisse m’essouffle, un délire, un tourment,
Comme si, brusquement, je devenais dément.
Une sueur me noie, et je tremble et m’alarme,
On dirait que je roule au torrent de mes larmes,
Dans ma chambre, un pankha, par un boy tiré,
S’endort au bercement de son vol torturé,
Sur le dos presque nu, je flotte en mon lit vague
Il me semble sans cesse entendre un bruit de vague,
Et, sous la moustiquaire aux ondoyants reflets,
Je me débats comme un poisson dans des filets
Et j’implore un sommeil, sa caresse espérée
Fuit, loin de mes yeux fous, une couche effarée;
Je me lève hagard et m’enfonce ébloui
Aux transparences d’or d’une mystique nuit…
Par la route où l’Artiste nocturne s’enrobe
D’un flou feuillage d’ombre, on marche à la Pagode;
Tout vibre sous le pied, comme s’il effleurait
Quelque pédale d’or de l’orgue des forêts…
Des femmes que la lune adorne de phosphore
Me précèdent, portant sur l’épaule une amphore;
Il semble que j’avance en un mirage grec,
Une claquante soif plaque à mon palais sec.
Mais voici les degrés d’une altière fontaine,
Tel un limpide autel à des mânes lointaines;
Une onde éblouissante et chantante en jaillit,
Dont la vasque d’onyx plus bas s’enorgueillit.
La lumineuse et lunatique solitude
Y rafraîchit sa sidérale servitude,
Et dans la nuit sonore et mauve, un chant d’oiseau
Rythme un intarissable et sibyllin sanglot.
C’est trop tenter l’ardente soif qui me dévore!
Après que chaque hindoue a rempli son amphore
Je m’approche à mon tour du ravissant bassin
Pour me livrer à sa fraîcheur… Dieu Saint !
Que vois-je, à l’eau mêlée ? Une ample chevelure ?
Ce teint pâle, ces yeux ardents ? cette figure ?
Mais c’est elle ! Mary ! Son regard, ses cheveux!
C’est elle qui me fixe, et m’appelle, et me veut !
C’est elle ! C’est son front que sa lente main touche !
Son céleste sourire et sa divine bouche !
C’est elle ! C’est Mary ! C’est Mary !!! … Ma beauté !
Ton amour m’éblouit, m’exalte, me dépasse,
Fais réel, dès ce soir, ce vertige enchanté,
Sors de l’onde à l’instant, sois Vénus – Astarté …
Mais l’illusion d’eau se dénoue et s’efface…
Je me redresse chancelant, dans un brouillard…
Ah! quoi me pique au cou, là, derrière ? un poignard !
Je le saisis, puis me retourne; un Birman gronde,
Anime un geste fou de fanatique outré.
Et je comprends; « Chrétien, si tu touches cette onde,
Je te frappe et tu meurs; car ce flux est sacré ».
Il se campe, effrayant… Je redescends les marches,
Tout à ma vision; et vers l’hôtel je marche…
Ainsi, Mary, tu m’apparais
Pour me sauver, et de très près,
Sans t e lasser sur moi tu veilles;
Et je poursuivrais, pauvre sourd,
Un voyage dit : sans retour,
Quand tu me parles à l’oreille !
Ah ! misérable que je suis,
J’errais, plus aveugle que nuit,
Au sein de ta lumière immense
Comme un pauvre fou sans destin;
Car je croyais bien tout éteint
A Wattwil, et sans espérance !
Tu m’éprouvais, Mary Haerri 1
Ah ! que n’ai-je plus tôt compris
Le pieux jeu d’un tendre zèle;
Et puis-je être un jour pardonné
Ainsi d’avoir abandonné
La plus fidèle des fidèles !
Je vais, bravant toutes les lois,
Accourir sur l’heure, vers toi ;
Ta mère, devant qui l’on tremble
Nous entendra ! Nous lui dirons:
Voyez-vous pas que nous mourons
Tous les deux de ne vivre ensemble ?
Mais respire jusqu’à ce temps;
Ton cœur paraissait haletant
Et ridait l’ondoyant nuage
Mary Haerri, par terre ou cieux,
Je m’embarque… Ah ! délicieux,
Ineffable, unique voyage !
Si je ne devais te revoir,
Mary, pourquoi, ce soir, m’avoir
Sauvé du menaçant désastre ?
Va, je serais tombé joyeux,
Fou d’aller rejoindre tes yeux
Au cœur de la fête des astres!
21 Mars 1896