Pour les 70 ans de Papa
Pouilly, le 30 mai 1998
Sans vouloir remonter à l’âge de p(P)ierre…
…j’aurais souhaité vous dire deux mots de cette étrange coutume des anniversaires. Je dis bien étrange, car on pourrait se demander quel plaisir masochiste nous pousse à tenir la comptabilité des bougies, qu’une ancienne tradition veut que l’on place sur nos gâteaux chaque année. J’attire également votre attention, Mesdames et Messieurs, sur le fait qu’au fur et à mesure (est-ce pour tester notre capacité respiratoire?), on ajoute!) Chaque année une bougie supplémentaire! ! ! Pitié pour nos centenaires!
Non, décidément, cette tradition m’étonne. Je vous concéderai sans doute le
Délicat plaisir de faire, de temps en temps, une botte de 10 printemps: cela nous a valu ici même quelques assemblées mémorables, que celle d’aujourd’hui ne déparera point.
Mais enfin! Est-ce à cet auguste aéropage qu’il me faudrait faire la démonstration du peu d’importance du concept d’âge?
Ne dit-on pas qu’on n’a que l’âge de ses artères? Et, dans un problème de
Mathématiques, la donnée dont tout le monde se contrefiche, celle qui n’a aucune influence sur le résultat, n’est-ce pas….l’âge du capitaine?
Non, ce n’est pas la bande de gamins espiègles que j’ai devant moi que j’aurai besoin de convaincre que ces histoires d’âge ne sont que calembredaines et billevesées. A l’extrême rigueur, je vous propose, cela serait de saison, une revendication pour laquelle nous irions manifester tous ensemble: les 35 ans pour tous!
Alors plutôt que de nous livrer devant vous à je ne sais quelle statistique, Christine et moi avons préféré nous placer sur le registre des souvenirs, des émotions; ça, c’est intemporel, ça se savoure sans modération et sans contrainte de temps qui passe.
Et pour nous livrer à cet exercice, nous avons largement emprunté (en resituant le tout ici même à Pouilly), à Philippe Delerm qui vient de faire paraître: « La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules » aux éditions de l’Arpenteur. Il ne nous en voudra pas car ce livre est visiblement fait pour ça et nous vous aurions certainement donné l’adresse d’une librairie où l’acheter,.., .si nous en avions encore eu une à vous recommander…..
On pourrait presque manger dehors.
C’est le presque qui compte. Et le conditionnel. Sur le coup, ça semble une folie. On est tout juste en mai et la semaine n’a été que pluie, vent et fraîcheur. Et puis voilà. Depuis le matin, le soleil est venu avec une intensité mate et une force tranquille. Le repas de midi est prêt, la table mise. Même à l’intérieur tout est changé: la porte-fenêtre entr’ouverte laisse venir à nous la rumeur des abeilles dans le rosier, quelque chose de léger flotte.
On pourrait presque manger dehors. La phrase vient toujours au même instant, juste avant de passer à table, quand il semble qu’il est trop tard pour bousculer le temps, que les crudités sont déjà posées sur la table.
Trop tard? L’avenir sera ce que vous en ferez. La folie vous poussera peut-être à vous précipiter dehors, passer un coup de chiffon sur la table du jardin, à proposer des pull-overs, à tenter de canaliser l’agitation joyeuse et les déplacements contradictoires qui s’ensuivront.
Ou bien vous résignerez-vous à déjeuner au chaud…. Les chaises étaient vraiment trop humides, et puis ce vent, à Pouilly, quand Pierre se décidera-t-il à construire un abri? (Ah, pardon, c’est fait!)
Mais peu importe. Ce qui compte, c’est le moment de la petite phrase. On pourrait presque… La vie au conditionnel comme autrefois dans les jeux enfantins: « on aurait dit que tu serais…. » Une vie inventée, qui prend les certitudes à contrepied. Une vie presque: à portée de main cette fraîcheur. Une fantaisie modeste, vouée à la dégustation transposée des rites domestiques. Un petit vent de folie sage qui change tout sans rien changer. Il y a des jours où l’on pourrait presque…..
Recette pour un concert à Cologne
Soit une arrivée à Cologne, avec Christine, (1) un beau soir d’août. Passer à la Philarmonique. Constater que tout est loué pour le concert du lendemain, 2ème et 3ème de Beethoven, direction Simeon Bychkov, s’il vous plait. Apprendre que quelques places seront mises en vendre une heure avant le concert. S’y rendre. Constater qu’il s’agit de places debout à 10 marks. Acheter (que ne ferait-on pas pour Bychkov?). Réaliser, une fois entrés, à 7h 59, à la fermeture des portes de la salle de concert, qu’il s’agit d’une séance par abonnement, et que le nombre de places debout vendues en dernière minute correspond grosso modo au nombre de places que l’on peut supposer vacantes par un beau soir d’août! Choisir son fauteuil. S’installer confortablement au lOème rang de face. Savourer. Pour le prix d’une place de cinéma à tarif réduit.
La morale de cette histoire
Imaginez le big bang,, les milliards d’étoiles qui en découlent. Vous en choisissez une au hasard, puis une de ses planètes et vous calculez la probabilité pour que, sur cette planète, vous vous trouviez, 5 milliards d’années plus tard, au bon endroit pour écouter Simeon Bychkov diriger Beethoven à la tête de la Philarmonique de Cologne. On en reste rêveur….
Et en plus vous voudriez des places assises, bande d’ingrats! !
(1) vous pouvez remplacer Christine par toute autre personne de votre choix, pour moi, c’est Christine!
Aider à éplucher les haricots
C’est presque toujours à cette heure creuse de la matinée où le temps ne penche plus vers rien. Oubliés les bols et les miettes du petit déjeuner, loin encore les parfums mitonnes du déjeuner, la cuisine est si calme, presque abstraite. Les enfants, tôt réveillés par on ne sait quel mystère, sont déjà remontés du jardin avec Papy (ou Papa? On ne sait plus, les moments sont les mêmes à une génération d’intervalle, ça n’a pas tellement d’importance…). Ils ont déposé un tas de haricots, sortis du seau, sur la toile cirée. Un carré de journal, un saladier…
On n’arrive jamais au début de l’opération. On sortait de la salle de bains, passant la tête… -Je peux t’aider?
Ça va de soi. On peut aider. S’asseoir à la table et d’emblée trouver pour l’épluchage ce rythme nonchalant, pacifiant, qui semble suscité par un métronome intérieur. C’est facile d’éplucher les haricots. Un coup sec de l’ongle, légèrement retenu sur la fin du mouvement pour ne pas couper le fil que l’on étire ensuite délicatement. Quelques spécimen sont plus réticents. Il faut prendre soin de ne pas casser le fil….De toute façon, cela n’est pas bien grave: chacun sait que les haricots de Pouilly poussent sans fil. Et n’allez pas dire le contraire à Pierre.
Les plus fins, on a envie de les croquer. Ce n’est pas bon, un peu amer, mais frais comme la cuisine de onze heures, cuisine de l’eau froide, des légumes épluchés. Tout près contre l’évier, quelques carottes, nues, brillent sur un torchon, finissent de sécher.
Alors on parle à petits coups, et là aussi la musique des mots semble venir de l’intérieur, paisible, familière. De temps en temps on relève la tête pour regarder l’autre, à la fin d’une phrase; mais l’autre doit garder la tête penchée, c’est dans le code. On parle de travail, de projets, de fatigue,…pas de psychologie. L’épluchage des haricots n’est pas conçu pour expliquer, mais pour suivre le cours, à léger contretemps. Il y en aurait pour cinq minutes, mais c’est bien de prolonger, d’alentir le matin, fil à fil, manches retroussées. Un long silence de bien-être clair, et puis: -II y aura juste le pain à aller chercher.