– « Schiller est un très grand poète, »
Emphase notre maître, amorçant la leçon… »
A deux pas Elle luit, si fraîche ! Si quiète !
Comme à, l’église hier… » Schiller est un poète… »
Je n’ose encor tourner la tête ;
Schiller! Mary Haerri! Je brouille ces deux noms…
L’instituteur commente l’œuvre, vers et prose,
Dans la classe ivre, pas un souffle…Mon émoi
Ne démêle que l’hymen embaumé de la Rose
Qui respire à coté de moi !
« Schiller est l’immortel
Auteur de Wilhem Tell »
Poursuit le pédagogue empoigné par le thème…
Je m’enhardis, je coule un regard vers Mary;
Elle est plus belle encor que le poème !
Je ne puis avouer cet amour qu’à moi-même …
C’est défendu d’aimer !… Quatorze ans et demi !
Mais je l’aime ! je l’aime !
Dieu ! je l’ai dit tout haut. Notre maître a frémi :
« Jeune homme vous rêvez » ? Toute la classe a ri.
Je suis déshonré je suis au pilori !
J’ai quitté ma place, tout blême.
Mais Mary Haerri
M’a souri !
Notre maître indigné
M’assigne, sans pitié,
Un pupitre au bout de la classe.
Seul à mon banc, flétri l Loin de mon amitié !
Loin de son angélique audace !
Ne plus la couver de ma place !
Quelques garçons, (ils sont sans cœur)
Épiant ma sombre attitude,
Trop souvent vers ma solitude
Aiguisent un regard moqueur.
3 novembre 1893
Deux sentiments luttent en moi :
M’abandonner à la souffrance
Sais réagir, perdre la foi,
Glisser à la désespérance,
Accepter l’affront et l’arrêt
Comme un vaincu qui le demeure,
Suivre les leçons à regret
Et perdre Mary d’heure en heure,
Rêver de mon ciel sans le voir,
Ou montrer ce que peut une âme
Que pavoise un bel oriflamme,
Qu’éclaire un magnifique espoir !
Alors, se remettre à l’ouvrage,
Suivre un maître presque avec rage,
L’étonner, marquant cent progrès,
Et, confondant toute la classe,
¬Regagner la première place
Près de Mary Haerri…, tout près !…
L’on sort, un brouhaha d’élèves
Par toute la classe se lève;
Je reste songeur à mon banc,
La volonté comme en suspens;
Mais, voici que Mary s ‘avance. ,
O mes yeux ! mes pauvres yeux fous !
D’éblouissement fermez-vous !
Comment ne pas courir ma chance !
5 novembre 1892
Droite, majestueuse, adorable, adorée,
Elle sort de l’école et scelle de ses pas
Le splendide chemin, de neige et de verglas
Qui fait au grand village une si claire entrée.
Deux nattes de rayons de sa tête dorée
Courent jusqu’à ses reins, jettent de tels éclats,
Répandent un parfum si profond que voilà
D’un deuxième soleil la grand’route éclairée.
Et je suis l’écolière éblouissante, un peu
Comme trois Rois longeaient une route de feu
Le front auréolé d’une insigne promesse.
Comme trop de lumière aveuglante éblouit„
Je trébuche, tournoie et tombe évanoui
Au collier de ses pas pris dans la neige épaisse.
AU TABLEAU NOIR
— ——¬
Lorsqu’à l’appel du Maître
Elle résout au tableau noir
Quelque problème, tout mon être
Est hypertendu pour la voir.
Sa voix a l’or des mélodies
Qui dominent le texte vain,
Mieux que les mots elle initie
Car elle est pure poésie,
Intime langage divin
7 novembre 1892
RECITATION
————
Elle a dit, avec quel talent !
Le Postillon d’Uhland !
Son timbre en épouse le thème.
Ah ! qu’elle tire de l’oubli
Comme le cocher du poème
Le Camarade enseveli !
10 novembre 1892
LA. RECRÉATION
C’est près l’église, sur la place,
Que l’on s’ébat après les leçons,
Quels cris stridulants des garçons !
Qu’y brillent les filles de grâce !
Mary passe azurant le jour,
Edwig, Lina suivent la Reine,
Mon regard lui tisse une traîne D’admiration et d’amour.
À l’heure du chant, c’est Mary
Qui distribue à tous un cahier de chansons ;
Sempach ! Morgarten! Grandson !
Y lancent d’helvétiques cris.
Son sourire m’offre un recueil
Que son regard d’or ensoleille,
Mon oeil hume au fond son oeil
Comme au cœur d’un lys une abeille.
Je saisis le livre en tremblant,
N’est il pas ce livre un peu d’elle ?
Puis elle s’éloigne à pas lent
Comme à regret d’être infidèle !
LE CHANT
———
Toute la classe chante
Les alpes, les fleurs et les bois,
Au dessus de toutes ces voix
Celle de Mary plus touchante
Lie et prolonge un pur accord,
Et quand retombe le silence
C’est mon âme lors qui s’élance
Pour rejoindre sa voix encor.
15 novembre 1892
J aime les mots qu’elle dit,
Sa voix leur met comme un habit
Aux couleurs tendres
Elle a prononcé « France » oh ! si gentiment hier !
« Paris, Paris » ! en roulait l’r
Comme un oiseau square d’Anvers…
Je crois encor l’entendre !
Voici quarante jours qu’en mes livres enfoui
Je fouille, je note, j’entasse,
Tard dans ma chambre après minuit,
Le jour à mon banc de proscrit,
Pour me rapprocher de Mary
Toujours au faîte de la classe,
J’ai déjà reconquis dix places,
Avec la volonté tenace
Des montagnards tendus pour atteindre un sommet
Que nul pas ne signa jamais.
Plus comme eux, vers le pic insigne, je m’élève
Plus j’exalte une audace en face de mon rêve.
Encore un effort surhumain,
Et, demain
J’aurai fait le plus long chemin !
15 décembre1892
L’espoir est une caresse, un baiser qui nous
défend contre un doute triomphant, au plus fort
de la détresse ; l’espoir est un don cossu du
ciel riche à la pauvresse, qui, seule, n’eût point
conçu ce frère de la promesse… L’animal vit
sans espoir; rien ne viendra jusqu’au soir consoler
la fleur qui tombe; l’homme jusqu’au dernier port,
espère en l’espoir encor… même en face
de la tombe !
16 décembre 1892
L’obstacle est là sur la route, devant le
but convoité, je broierai coûte que coûte
cet obstacle détesté. Pour enfoncer cette voûte
qui dévore ma clarté, sommes trois que l’on
redoute : Amour, Foi, puis Volonté. Si ce
n’est ce tour de croche qui l’ébranle, un coup
de pioche l’emportera plus nerveux; Rien
n’arrête, rien ne brise l’apôtre dont la devise
est : je crois, j’aime et je veux.
17 décembre 1892
Sur la mer des dangers, environné de squales,
je ne crains pas de voyager; j’ai confiance
en mon étoile ! Âme et corps engagés, atteint
jusqu’à la mœlle, rien ne peut me décourager…
J’ai confiance en mon étoile ! Le ciel a beau
neiger le coton de ses toiles sur mon jeune
cœur affligé : j’ai confiance en mon étoile !
D’espérance frangé, va, mon esquif à voile…
Tant que j’aurai l’amour que j’ai, j’ai confiance en
mon étoile.
17 décembre 1892
Le maître intrigué me pénètre
Et les camarades aussi.
Ces derniers, jaloux ? Non ! mais si !
Tous ont peine à me reconnaître !
Quel est donc ce jeune Français ?
Dès le premier jour si frivole,
Désormais l’exemple à l’école
Pour la lutte et pour le succès ?
Quelle est cette force affermie
Qui semblait hier endormie
Et qui, du jour au lendemain,
Renverse tout sur son chemin ?
Quel est donc l’enjeu qui l’exalte
En cette ascension sans halte ?
« Mes amis, c’ est une fierté
Qui n’a qu’un nom la volonté ! »
18 décembre 1892
Avec art et passion,
J’ai pendant trois jours, au cours
de six récréations
Et le soir après les cours,
Construit un bel arc de glace.
Haut de six pieds, il fait face
A la porte de l’école…
Je l’ai, d’une girandole
De six branches de sapin
Pavoisé, parfumé.., peint.
Trois ou quatre camarades
Se sont offerts à m’aider
A le bien consolider;
J’ai refusé cette escouade;
Je veux seul l’avoir fondé.
Pour souligner avec goût
le symbole qu’il décèle,
Dans une robe nouvelle,
Hier, Mary passa dessous.
D’une reine de Norvège
Elle avait la majesté;
Son sourire et sa beauté
Couronnaient d’une clarté
L’arc rie Triomphe de neige.
Et mon cœur sonnait, sonnait…
Comme les clairons de Ney
A Friedland et par l’Espagne !
Les filles applaudissaient;
Mais les garçons se taisaient
Ou regardaient la montagne..
Depuis ce jour là, le flux
Des dix huit garçons et plus
De moi ne se moque plus.
Par un lourd soir de dégel
S’effondra l’arche de glace…
Mary sortait de la classe..
Et, palissant, cria Ciel !
Les garçons depuis ce jour.
Se gaussent de moi toujours…
Aujourd’hui, mensuel concours !
Houbert interroge et me note.
Mary me souffle Jean ; bonjour !
Et son sourire me chuchote
Courage ! courage ! Toujours !
J’appelle aux armes ma mémoire,
J’éblouis un instant l’histoire,
Mais une insuffisance en ton langage dur
Me handicape, O Schiller, à coup sûr
Pourtant, j’arrache des trophées,
Monte, me rapproche aguerri,
Mais suis encor de cinq rangées
Exilé de Mary Haerri !
Tout affectueuse indulgence,
D’un seul regard, mais quel pouvoir !
Elle me calme, elle me panse
Comme un manteau de patience,
Sur les épaules de l’espoir !
Voici, d’ailleurs, son tour; la classe
Boit ses fortes paroles d’or;
Rien ne l’émeut, ne l’embarrasse,
Elle sera la cime encor.
Brusquement, le maître lui pose,
L’insidieuse question :
« Qu’aimez-vous plus que toute chose « ?
Mary Haerri devient tout rose
De trouble, d’hésitation…
Mais Houbert répète, Elle n’ose,..
« Mary, j’insiste, attention,
Car ce silence sera cause,
Pour vous, d’une punition;
Qu’aimez-vous plus que toute chose ? »
Mary, ferme, impassible et close,
Me regarde une longue pose,
Puis dit : » c’est l’obstination » !
« Vous perdez cinq rangs jeune fille
Vocifère l’instituteur !
« Vous perdez cinq rangs ! mon oeil brille !
Mary Haerri rit et sautille,
Et vient s’asseoir à, ma hauteur !
20 décembre 1892
O joie ! inexprimable joie ! O voisinage éblouissant !
chaude attirance ! …D’elle à moi, un souffle enrubanné
de délices voyages, de son cœur à mon cœur, et revient…
Et l’émoi d’être là, si près d’elle, alors me transfigure, me
dissout dans l’extase… Ah ! pourrai-je jamais, après
m’être enivré de cette haleine pure, trouver un goût
encore à la rose de mai ? Je l’aime ! et ne peux pas ne pas
l’aimer ! je l’aime ! Et ne puis , et ne veux que l’aimer !
Toute blême, me fuira t ‘elle après cet aveu? J’y consens.
Alors, je ne veux plus jouer chanter ni rire ; je ne veux
que mourir sur l’heure, à quatorze ans !
20 Déc. 1892