CRACOSKY Constant
Résidence Gay— I.ussac Avenue Kennedy
14360 TUOUVILLE
Le 2 Avril 1978,
A Monsieur Albert SIMONIN
Auteur de
« CONFESSIONS D’UN ENFANT » « DE LA CHAPELLE »
Cher Monsieur,
Suivant la tradition, mais surtout par sentiments affectifs, il est d’usage dans les familles de se réunir chaque année, à défaut du 1er Janvier, dans le courant de ce premier mois. Ce qui fut fait pour moi tout récemment au milieu de nos enfants. Journée passée toujours dans la joie, le bonheur, avec tous les meilleurs voeux, mais aussi avec échange de cadeaux.
Pour moi, cette année-ci, j’ai eu le plaisir de rece¬voir en cadeau de mon fils Pierre (libraire à ENGHIEN-LES-BAINS) un ouvrage « CONFESSIONS D’UN ENFANT DE LA CHAPELLE «dont vous êtes 1’auteur.Pourquoi cet ouvrage que j’ai reçu avec un grand plaisir? Oh c’est bien simple. Je suis un ancien enfant de LA CHAPELLE. Un vrai, un pur jus 100%.
Tous mes compliments, cher Monsieur, pour votre Ouvrage.
C’est une radioscopie complète de la vie de 1900 à 1915 de ce vieux quartier de Paris, disons plutôt « VILLAGE». Dès la lec¬ture des premières pages, j’étais avide d’aller plus loin et plus j’allais en profondeur, plus je me rendais compte que vos souvenirs ressemblaient aux miens
Permettes-moi maintenant de vous raconter à mon tour quelle a été mon existence au cours de ces quelques années. POINT DE DEPART: La rue Boucry où je suis né au N° 14 au 6ème étage au mois de Juin 1893.Mon père est mort au mois d’Août 95 à 1 ‘âge de 35 ans. J’avais donc deux ans et a cette date, ma mère avait 33 ans avec quatre enfants restant à élever, 1’aine mon frère HENRI ayant onze ans. Ce fut une très lourde charge pour notre mère pen¬dant de nombreuses années. Elle exerçait a domicile le métier de, ce que l’on appelait à l’époque « mécanicienne «autrement dit « confectionneuse » en jerseys de femme pour une entreprise dans le quartier du faubourg Saint-Denis. Il lui a fallu beaucoup de courage et de santé pour nous élever dans les meilleures conditions possibles. Faut-il que je rappelle qu’à cette époque, il n’existait pour ainsi dire rien au point de vue social en dehors de 1’ASSISTANCE PUBLIQUE, sauf à titre privé, des œuvres de charité comme la CONFERENCE DE SAINT-VINCENT DE PAUL dont un confrère dans sa visite hebdomadaire remettait à ma mère quelques bons de pain, de viande ou de charbon.
Nous habitions au 6ème étage de l’immeuble du 14 de la rue Boucry dans un logement de deux pièces lambrissées et une petite cuisine étroite ayant une hotte et un fourneau à charbon de bois, ainsi que deux balcons dont le sol était revêtu de feuilles de plomb, ce qui donnait, surtout en été, une chaleur insupportable. Pas de confort, naturellement, les waters, ce que l’on appelait à l’époque, les cabinets a la turque à mi- étage ainsi que la fontaine, ces communs étant de services pour les locataires de l’étage. L’escalier était éclairé au gaz par un bec papillon, c’était mieux que rien.
Notre logement était donc petit pour loger, après la mort de notre père, cinq personnes dont notre mère, mon frère Henri, ma sœur Marthe, mon frère Gustave et moi-même. Coucher à cinq dans la même pièce, et en plus les punaises, c’était ne pas être à l’aise. Je parle de punaises, parce que dans votre ouvrage, vous parlez de ce f1eau que vous avez pu connaître. En pleine nuit, notre mère se levait tout debout sur le lit avec une lampe à pétrole pour brûler dans l’angle du plafond toutes ces sales bestioles. Avec des produits d’insecticides souvent répétés, nous étions arrivés à assainir le logement.
Il s’agissait pour notre mère, après les premières années de son veuvage, de nous élever et en plus de son gagne-pain, de donner un métier a chacun. Mon frère Henri, très habile de ses mains apprit le métier d1ajusteur.Ma sœur Marthe a fait ses débuts dans la confection aidant notre mère. Mon frère Gustave qui avait été mis en pension rue de Crillon, à la SOCIETE DES AMIS DE L’ENFANCE, en sortit pour faire son apprentissage de sculpteur sur bois chez, un artisan, Monsieur BOILEAU dans le quartier du Faubourg Saint-Antoine .Quant à moi, j’étais encore trop jeune pour m’orienter vers un métier.
Je reviens maintenant à la rue Boucry. Rue très passagère de camions de toutes sortes, de marchandises, étant donné sa situa¬tion entre les deux gares de marchandises. Au 14 de la rue Boucry, il y avait boulanger, boucher, fruits et légumes et coiffeur, ce qui ne nous empêchait pas d’aller faire nos provisions au marché cou¬vert de la rue d’Olive en passant par la rue Jean-Cottin, la rue des Rosés et celle de la Madone. Cette dernière avait, à son entrée par la rue des Rosés, la statue de LA MADONE, mais la rue par elle-même n’avait rien d’agréable surtout le soir à la tombée de la nuit. La rue Jean-Cottin, était une rue très mal pavée du fait qu’elle appartenait à la Famille JEAN-COTTIN et que la Ville de Paris ne prenait pas la voirie en charge. Toujours dans cette même rue se terminant en cul-de-sac, il y avait ce que l’on appelait « LE GROS CAMIONNAGE», entreprise de transport uniquement de pierres de taille, très volumineuses, pour la construction, transport qui se faisait sur de gros fardiers sans essieu tirés par six beaux chevaux percherons. Une fois par an, il y avait un beau et grand défilé de ces attelages, chevaux bien briqués, harnachés de neuf et enguirlandés, guidés par las charretiers tous habillés de neuf également.
Mon récit est peut-être écrit avec un certain désordre chronologique, je m’en excuse. Je l’écris au fur et à mesure de mes souvenirs. Je reviens donc un peu en arrière, c’est-à-dire a mon enfance et adolescence. Mon instruction élémentaire et celle reli-gieuse ont été faites par les Frères de la Doctrine Chrétienne, auxquels je rends hommage, à l’école paroissiale de la rue Boucry. Cette école se composant de trois classes, chacune ayant 1ère et 2ème division, ce qui faisait en réalité six classes, avait été construite en matériaux légers sur un terrain appartenant à la Cie des CHEMINS DE FER DE L1 EST. Instruction élémentaire, je dis plus haut, n’allant pas plus loin que le certificat d’études primaires, mais très bonne par les Très Chers Frères avaient une véritable vocation. J’en conserve encore aujourd’hui un excellent souvenir et j’en ai eu toute ma vie de bons restes, même si en calcul (on ne parlait pas beaucoup de math à cette époque) je n’ai guère été plus loin que la règle de trois et la racine carrée, que je détestais d’ailleurs.
Dans votre livre vous en parlez à plusieurs reprises. Je l’ai très bien connu a bien des points de vue .A son arrivée à La Chapelle, c’est mon frère aîné Henri qui lui a montré le chemin de 1’église.Après avoir présenté « ses lettres de créances», au curé de la paroisse, Mr 1 ‘ Abbé de BONIOT? Et n’offrant pas ses
Services paroissiaux qui ne lui furent pas d’ailleurs imposés, il se mit de suite à fonder son école d’apprentissage d’ajusteurs-mécaniciens ayant comme professeurs des ingénieurs de la Cie. des CHEMINS DE FER DU NORD et par cet intermédiaire recevait des commandes de pièces mécaniques. En dehors de l’OEUVRE D’APPRENTISSAGE DES ORPHELINS D’AUTEUIL, je n’ai pas connu à cette époque d’autres écoles de formation professionnel1e.Cet abbé assez discret dans le quartier, ne passait pas cependant inaperçu, surtout par les gamins qui 1’invectivaient a son passage en criant « coin, coin » « à bas la calotte». Mais il savait, ainsi que vous 1’écrivez, retrousser ses manches et les menacer de son bâton, qui ne le quittait pas. 11 connaissait bien ma famille. En lui servant la messe de sept heures tous les matins chez les Sœurs de Saint-Vincent-de-PauI, il ne man-quait pas de me demander des nouvelles de chacun. A cette époque, j’avais douze ans environ, et étais entré en apprentissage chez un artisan en tabletterie. Ce métier me plaisait assez, mais un jour l’abbé RUDUMSKY me proposa de changer de métier et, vous allez voir, dans ce qui suit, la chance que j’ai eue. Vous rappelez dans votre ouvrage qu’au 73 de la rue Riquet, il y avait un carrossier du nom de MARCOU. Or Monsieur MARCOU qui était en excellentes relations avec l’abbé, lui avait fait part qu’un de ses amis, Monsieur CHARLIN, recherchait un jeune homme comme employé de bureau. Vous devinez les suites. Mon premier patron a donc été Monsieur CHARLIN par l’inter-médiaire de l’abbé et Mr.MARCOU. Ce fut le début de ma vie laborieuse depuis 1907 et une aide appréciable pour ma mère. Je crois me souvenir que je gagnais au début 50 francs par mois et que chaque mois pendant une année j’étais augmenté de 5 francs. Monsieur CHARLIN a eu comme successeur Mr.LOURDEZ que je n’ai quitté qu’en 1944.Je m’excuse de mettre peut-être un peu étendu sur ce sujet, mais je pense qu’il en valait la peine. De ma jeunesse, je pourrais peut-être, en souvenirs, me rapprocher des vôtres. Ils sont nombreux. La piscine Hébert, le Lavoir de la Place Hébert, la fabrique de chaussures HELICH,1’atelier mécanique de pièces nour les claviers de piano, la fabrique de tonneaux d’emballage de Monsieur DEVAISSIER et à coté la famille SOULFORT vente de charbon.
Mes souvenirs d’enfant de la Chapelle s’arrêtent jusqu’à mon départ au régiment au mois de Novembre 1913 pour trois ans, mais hélas pour n’en revenir qu’après la guerre de 14 en Juillet 1919.
J’espère, cher Monsieur, qu’en vous faisant ce récit,
Je ne vous ai pas trop importuné, En vous rendant un grand témoignage, je vous prie d’agréer l’assurance de mes sentiments distingués.
– ABBE RUDUNSKÏ –