Papa était né en 1898, à Versailles. A cette époque-là, né dans une famille de boulangers, il n’y avait pas de questions à se poser, il serait boulanger.
Il fut donc boulanger aux côtés de son père,…jusqu’à fin 1917, où il n’eut pas non plus le choix : il quitta la boulangerie pour…la grande boucherie de Verdun ! Fait prisonnier par les allemands à l’été 18, et détenu dans un camp situé derrière les lignes, dans l’Aisne, son gout des voyages commença alors à se manifester : il s’évada ! Il était temps, nous étions fin octobre 18.
Il se cacha dans un village des environs, où recueilli par les habitants, il obtint, sous un faux nom (Roger Royer, un sien cousin !) une attestation d’identité délivrée par les autorités allemandes ! Il ne lui restait plus qu’à attendre le 12 novembre pour rentrer… L’iconographie familiale raconte que le jour où il débarqua ainsi à Champigny (entretemps ses parents avaient déménagé et ouvert une autre boulangerie dans cette ville), on s’était trompé en dressant la table du midi : il y avait un couvert de trop. 10 minutes plus tard, il était là !
Mais le démon des voyages continuait à frapper. En 1918, n’ayant pas effectué la totalité de son temps militaire (3 ans à l’époque !), il demanda et obtint d’être courrier diplomatique : il accompagna alors la fameuse « valise », par l’Orient Express, à Vienne, Belgrade, Sofia, (où il retournera plus de 60 ans plus tard pour y rendre visite à son petit fils qui y était en poste !) ainsi qu’à Helsinki et Istambul (dans l’Empire ottoman en pleine déconfiture)……
Retour à la boulangerie, dont il fallait penser à la succession… On s’adressa donc sans doute, comme cela se faisait encore (oui ! en 1925 !), à un représentant en boulangerie, pour identifier une fille de boulanger à marier. Abel et Régina s’unirent donc sans presque se connaitre. J’ai encore le contrat de mariage passé devant notaire : un vrai contrat commercial.
Mais le destin allait encore frapper. Peu de temps après ma naissance, ma Maman, fut bientôt atteinte par la tuberculose. Pour pouvoir s’occuper d’elle, il n’était plus question de continuer dans la boulangerie, métier trop exigeant. Il l’accompagna en sanatorium faisant des petits boulots ici ou là (je fus mise en nourrice, puis en pensionnat). Maman ramenée en préventorium en région parisienne, il trouva l’occasion de reprendre une librairie-journaux à Paris en face de l’hôpital saint Antoine, puis une librairie-papeterie-maroquinerie-journaux-photo (concept insolite aujourd’hui) à Enghien. Mais la santé de Maman ne s’améliorait pas, elle décéda en 1936. J’avais 9 ans.
Papa travailla très dur alors, entouré par sa sœur, Marguerite (qui allait beaucoup s’occuper de moi, puis s’installer avec lui), ainsi que de quelques enghiennois dont Gaston Wasser, son voisin marchand de chaussures qui allait l’initier à la montagne. Des photos stéréoscopiques (quelle qualité pour cette époque !) attestent du niveau atteint par les 2 amis, que ce soit en hiver (l’Aiguille du midi à peau de phoque !) ou en été (Cervin, Drus, Epaule du Requin,….).
Jusqu’à la fin des années 50, lorsque l’arthrose s’en prend à ses genoux. Catastrophe ? Non, faute de ski d’hiver, son médecin lui « prescrit » le ski nautique. Coup de bol, une société vient de se créer, qui propose des villages de vacances dans des huttes de paille, ça s’appelle….le Club Méditerrannée ! Dont il détint la carte de membre n°3…..jusqu’en 1983, date de son décès. C’est en effet au retour d’une sortie à ski dans un village de Côte d’Ivoire (nous avons une photo prise depuis le bateau par un moniteur, sur ses skis, avec ses jambes arquées comme un cavalier, en fait déformées par l’arthrose) qu’il fit un malaise, se cassa le col du fémur et fut ramené en France où il décéda quelques jours après, à la Noel.
J’ai gardé la liste des 2 séjours annuels de Papa au club, de 1954 à 1983, de la Thaïlande au Mexique, de la Corse à la Croatie, du cap Nord à la Polynésie, ça fait plusieurs tours du Monde. Resté seul, à part sa famille et sa boutique, sa vie a tourné autour de ces voyages (et de leur préparation) et des quelques milliers de photos qu’il en a rapportés. Il aimait beaucoup nous parler des pays visités (un côté un peu « Connaissance du Monde », d’ailleurs il ratait rarement ces séances au cinéma du coin). Aujourd’hui, ce genre de chose est devenu banal, mais à l’époque, ce n’était vraiment pas ordinaire.
J’aime me souvenir d’une autre photo de lui prise au Club, lors des dernières années. On lui fête ses 30 ans de « Gentil Membre », il est au micro, et il a indiqué au dos qu’il est en train de chanter « Tant qu’il y aura des étoiles…. »