Je vrille dans chaque fenêtre
Un regard plus aigu peut-être
Q’un immense et déchirant cri,
En vain, aucune ombre dorée
Ne glisse aux vitres pénétrées;
Comme je suis seul, O Mary !
Mary Haerri, c’est moi, je passe !
Ah ! faut-il que tu sois bien lasse
Pour ne point tenter à tout prix
De m’adresser d’une croisée,
Même d’une main épuisée,
De petits saluts attendris !
Point je n’en doute une seconde :
Tu me sens passer à deux pas,
Tu suis mon anxieuse ronde,
Tu me vois te tendre les bras;
Rien n’échappe à tes sens lucides,
Tu me sais là, ma tendre sœur,
Ah ! pardonne à ce fratricide,
Sa hardiesse d’agresseur.
La grande porte s’ouvre… Une dame parait,
O ressemblance,
O trait pour trait !
La mère de Mary s’avance,
Les yeux de lourdes larmes ceints,
Reconduisant les médecins.
A son retour, elle me croise…
Ah ! je voudrais tant lui crier…
De toute sa douleur hautaine elle me toise !
– » Quel est donc ce sot écolier?
Et je m’enfuis, humilié.
25 décembre1892
Accablé, chancelant, livide,
Avant de rejoindre mon toit,
J’entre encor dans le temple vide,
Mary, pour y prier pour toi.
Un silence vibrant dalle le sanctuaire,
Je suis seul avec toi dans mon cœur, près de Dieu,
Un immense arbre de Noël, mais sans lumière,
Dresse ses riches bras dans le désert du lieu;
Et je me mire en lui comme dans une glace;
C’est bien moi, cet arbre abandonné, sans rayons,
Ainsi que lui je fus un soir comblé de grâces,
D’étoiles, de rubans, de fleurs, de lumignons…
Mais rien ne brille plus sur moi, lumière éteinte,
J’élève comme lui des rameaux sans couleur,
Car, ainsi que les mains dont il garde l’empreinte
L’abandonne ce soir, à sa verte pâleur,
Les mains qui m’ont hier paré de flammes saintes,
Ne viennent plus me ranimer à leur chaleur !
Tout à coup, entre l’arbre et moi, le crépuscule
Lance par les vitraux une rouge clarté;
Elle m’inonde tout de lumineux globules,
Le sapin en reçoit le reflet enchanté :
Le Ciel donc nous adresse un salut d’espérance;
On le rallumera demain, l’arbre trop noir,
Et Mary me sourit, du fond de sa souffrance !
– » Ami, ressaisis-toi, j’ai droit à ta vaillance… »
Et j ‘ai quitté l’église, enrubanné d’espoir !
25 décembre 1892
J’en descendais à peine
Quand j’aperçus Lina
Accourant hors d’haleine ;
– » Jean ! Victoire 1 Hosanna ! Triomphale nouvelle !
Mary Haerri renaît;
Un miracle, il paraît,
Car elle se mourait;
Les docteurs trop discrets Descendaient de chez elle, Lorsqu’elle s’agita,
Courut à sa fenêtre,
Et tout à coup chanta;
Encor deux mois peut être
Et nous la reverrons
En classe reparaître,
Espoir et joie au front !
Alors, ému, bien plus que ces vers ne le disent,
Devant la vérité des signes de l’église,
Remerciant Lina d’un pressement de main,
Je rebroussai chemin,
Et, plus vite que l’avalanche,
Ou que l’oiseau de branche en branche
Je dévalai vers le chalet
Dont l’angélique tache blanche
Dans le soir me transfigurait.
Là, je criai fou d’espérance,
A faire éclater les volets !
– » Et vive la Suisse et la France !
Et le cœur délivré de transes
Vers ma chambre je m’envolai !
25 décembre 1892
LINA BUHLER
————–
Lina, c’est la bonté; son cœur en est fondant;
Consoler, obliger, c’est tout ce qu’il désire
Lina n’est pas un être abstrait, pâle, hésitant,
Lina, c’est un sourire !
Un visage hardi, des yeux munificents
Encouragent le pauvre au seuil de son empire,
Mais ce qui va d’abord partout la précédant
Lina, c’est son sourire 1
Et vous me demandez si ses cheveux flottants
Sont d’un châtain doré qui plaît et qu’on respire
Je vous réponds : Ils sont divins, mais cependant
Lina, c’est son sourire
« – Mary, la joie autant que la détresse,
M’inspire une folle hardiesse :
J’ai supplié Lina de te porter ce mot;
Elle m’a vu défait, étranglant un sanglot,
Elle a pris le billet ; pardonne-nous ! Sans doute
Nous reprocher, tu le pourrais,
L’assaut de ta maison et le viol d’un secret.
Mais tu n’en feras rien, O Mary, car tu es
La tendresse sensible et la charité toute !
Lina fut d’ailleurs, hier soir;
La messagère de l’Espoir :
Je venais de quitter l’Église
Ému d’un message sacré,
Quand je la rencontre ; effaré :
« Quoi, Lina chante dans la bise !
» Dis moi Lina ce qui te grise ?
– Ah! Camarade, sois content,
Que ton front brille et ton œil luise,
Mary renaît ! son mal s’épuise,
Je la quitte gaie à l’instant !
28 décembre 1892
C’est donc bien que ce soit par celle
Qui m’apporta cette nouvelle,
Que ma joie unie à ma foi,
Mary Haerri, vole vers toi !
Depuis le soir de notre rendez-vous éblouissant,
Je comprends mieux, Mary, pourquoi. j e suis au monde :
C’est pour y retrouver le sylphe à tête blonde
Que l’ai connu dans un autre séjour que le présent.
Mes rêves sont parés de sa grâce fidèle,
Depuis qu’il me souvient avoir suivi son aile
Par cet autre univers où j’ai longtemps erré,
Bien avant d’aborder ce rivage ignoré;
Aussi, quand m’apparut ton visage doré
Je me suis écrié : » C’est elle ! »
Et, d’ ineffable joie, O Mary, j’ai pleuré !
T’apercevoir, te voir, et te revoir encore !
Je ne veux plus compter mes jours qu’à tes aurores !
Je ne cherche à poser, et sur tous les chemins,
Que mes pas dans tes pas et mes mains dans tes mains ;
L’astre qui te sourit, le ciel que tu contemples,
Sont les autels de ma prière et de mon temple;
Le lys que tu choisis, le recueil que tu veux.
C’est mon livre, ma fleur, mes plus immédiats vœux !
Oui, nous ne sommes pas distinctement deux êtres,
N’en n’animant qu’un seul, qu’un même feu pénètre :
Si l’on nous séparait, dans tous autres séjours,
Ton esprit et le mien se rejoindraient toujours.
Certes, Mary, j’aimais avant de te connaître,
Et d’abord une mère unique, un père maître
En 1’art de préparer un fils à l’action;
Un père à qui je voue une admiration;
J’aimais frères et sœur, et toujours je les aime,
Et mon pays aussi fleuri que son emblème,
Et ses bois, et ses près, où j’adorais courir
Pour le mieux respirer et pour le mieux chérir !
Je croyais donc savoir ce que c’est qu’une flamme,
Qu’une tendresse au cœur et qu’un émoi dans l’âme…
Je t’aperçois… Soudain, retourné, transformé,
Je comprends seulement ce que c’est que d’aimer;
Pour la seconde fois, je suis; et, voici l’être
Que tu viens de remettre au monde et reconnaître;
Et cette âme, et ce cœur, imbus de ton parfum,
Avec leurs deux aînés n’ont plus rien de commun.
Un autre « moi » s’affirme, un autre enfant se nomme,
Que dis-je, un autre enfant, O Mary, un jeune homme
Dont tu es l’univers et le suprême bien,
Et qui n’a plus qu’un nom à la lèvre ! le tien !
Lorsque l’on brûle ainsi, les êtres et les choses
Ont un tout autre accent, ayant une autre cause;
Je vois l’imperceptible à cette heure… Et j’entends,
Ce qui ne disait mot et qui parle pourtant !
Depuis que tu ne fleuris plus la classe
De ta lumière, de ta grâce;
Le temps n’est plus vol, mais limace…
J’ai voulu, pour te faire accueil¬,
Quand tu refranchiras ce seuil,
Conquérir, la première place;
Je l’ai ! mais ce n’est pas l’orgueil
Qui m’a poussé, non plus l’audace :
C’est le feu dont je me nourris
C’est toi, c’est toi seule, Mary !
Ma chère étoile, reviens vite
Sur l’horizon du Satellite,
Qu’autour de ta flamme il gravite…
J’ajoute que j’ai déposé
Pour toi sur ce feuillet osé
Ah ! le plus pieux des baisers
Ton pauvre Jean d’émoi brisé,
28décembre 1892
Et Lina, dont je ne prononce
Le nom charmant,
Qu’avec un sentiment,
De gratitude, infiniment,
M’a rapporté cette réponse :
» – Jean, j’écrivais ce mot quand je reçus ta lettre.
Lira, voudra peut être, aussi te le remettre !
Comment justifier mieux ton audace, ami,
Qu’en faisant comme toi ce qui n’est pas permis ?
Tu vois bien que, tout près ou très loin l’un de l’autre
Nous n’animons toujours qu’un seul geste : le nôtre !
Lorsque mon rêve explore un bel astre, la nuit,
Je sais bien que le tien de sa voile le suit,
Chaque soir quand te sens errer devant ma porte
Quoiqu’enchaînée au lit, je te vois, je t’escorte…
Le sentiment qui nous enrubanne tous deux,
Ce n’est pas l’amourette inconstante qu’entre eux,
Ont ces frivoles lycéens ou lycéennes,
Et qui ne franchit point les vacances prochaines…
Ton amitié, la mienne, arquent deux arbrisseaux
Riches de scions verts et de palmes fleuries
Qui se rejoignent, lient leurs sensibles arceaux
Au-dessus du torrent inquiet de la vie.
Nul ne peut les disjoindre, à moins de les briser,
Et de blesser cruellement le paysage,
Dont ils signent la joie, et comme le message !
Est-il homme assez fou pour les tyranniser ?
Je te cherche depuis que je suis sur la terre,
Ainsi que le silence épiant quelque bruit,
Comme la solitude attendant le mystère,
Le hasard espérant la chance qui le suit,
T’apercevant, j’ai su de quoi mon âme est rose,
Tu déchiras le pli chagrin qui la cachait,
Vous êtes le rosier duquel je suis la rose,
Je suis le violon dont vous êtes l’archet,
Trop patient ami, compte deux mois peut être,
Je renais chaque jour, et, bientôt, nous lirons,
Sur nos bancs rapprochés, ton front contre mon front,
Tes vers quotidiens entre deux cours du maître.
Excuse un griffonnage à tout bruit inquiet,
Ma mère n’est plus loin je l’entends, elle arrive;
Elle comprendrait mal; je clos de trois cachets
A ma lèvre empruntée, cher Jean, cette missive
D’un cœur qui, tendrement, t’admire et te chérit…
Mary
Dieu, que cette lettre étincelle !
Est-ce d’un astre qu’on l’écrit ?
Oui, c’est bien mon nom qu’on épelle :
J.E.A.N, et comme il luit !
Les feuillets sont comme imprégnés
Du parfum des dix doigts soignés
Qui les ont lustrés de leur soie…
Chaque ligne est comme une voie
Où l’écriture court sa joie;
Tous les mots ont le son de l’or,
Chaque signe m’appelle encor,
Les reflets violets de l’encre
Évoquent les frissons du soir
D’un lac où l’on a jeté l’ancre
Devant le phare de l’espoir !
29 décembre 1892
Travail, honneur, foi, conscience,
Ce sont les noms du Chevalier
A sa Dame « Mary » lié.
En bon et galant cavalier,
Il promène en croupe sa chance,
« – Deux mois, dit-elle, encor deux mois ! »
J’attendrais même sur la croix !
30 Décembre 1892
Je n’oublierai jamais l’année
Qui meurt ce soir, abandonnée :
Un jour d’hiver, elle m’offrit
Tout son printemps : Mary Haerri
31 Décembre. 1892
A l’an nouveau tous mes saluts,
Il est l’espoir de nos besoins,
Demain, que sera t’il de plus ?
Demain, que sera t’il de moins ?
1er janvier 1893
Rien n’est plus lourd, rien n’est plus gourd,
Que les pas entravés des jours :
Le soir n’est qu’un lent corbillard
Et l’aube est toujours en retard…
3 janvier 1893
En l’absence de qui nous charme
Chaque heure a le poids d’une larme .
10 janvier 1893
Quatre semaines, c’est plus loin
Que Betelgeuse ou le Dauphin…
15 Janvier I893.