Monts invisibles
Soyez sensibles
A l’impossible
Éblouissez,
Vos pics dressés
D’éclairs glacés !
Je glisse et chute
Dans la volute
D’une culbute,
Je sens perçant
Mon front pesant
Un flot de sang.
Que je me baigne
En ce qui saigne
Et m’en imprègne;
Mêle, O mon cœur,
A ta rancœur,
Cette liqueur !
Des tanneries,
Fleurs, équarrie,
La rêverie ;
De ce rond-point
Mon Wattwil point
Mais ne rit point.
Marche, Jean marche,
Car ta démarche
Raccourcit l’arche,
Entre ton cri
Et le souci
De ta Mary !
Démon d’un culte
Brutal, occulte,
Le vent m’insulte;
Quel est ce bois
Qui sur moi choit ?
C’est une croix !
La mort qui rage
Menace, outrage,
Mon cher courage,
Au carrefour
Même où l’amour
M’a dit : »toujours ! »
Je me redresse,
Dans une ivresse,
D’après détresse,
Je veux, ce soir,
Te promouvoir
Mon désespoir !
Vague banquise,
La pâle église
Glisse, imprécise…
L’école, enfin !
Tendre aigrefin,
Sois souple et fin !
Par un soupirai de la cave
Où l’on range le bois l’hiver,
Nuit et jour toujours entre-ouvert,
Je m’insinue, adroit et brave.
Mais silence au fort de l’effort;
Sous l’attique le maître dort !
Pour m’éclairer, pour me conduire, J’allume une petite cire
Que j’ai pris la précaution
D’adjoindre à ma folle action.
Mais silence au fort de l’effort,
Sous l’attique le maître dort !
Souple et discret, le chat sauvage
S’insinue au cœur de l’étage,
La porte ouverte à deux battants,
La salle de classe l’attend.
Mais silence au fort de l’effort
Sous l’attique le maître dort !
J’y pénètre, atteins le pupitre
De Mary, le premier au fond,
J’y glisse la furtive épître,
La timbre d’un baiser profond.
Mais silence au fort de l’effort,
Sous l’attique le maître dort !
Et maintenant, ma chère classe,
Je m’agenouille à cette place
Où Mary gémira demain,
Et je prie en joignant les mains.
Mais silence au sort de l’effort,
Sous l’attique le maître dort !
Je redescends les degrés sombres
Comme un flux aux larmes sans nombre, Brûlent de fièvre et de tourments
Avec les gestes d’un dément.
Mais silence au fort de l’effort
Sous l’attique le maître dort !
Je ne veux point rentrer pour l’atroce voyage,
Sans une fois dernière errer sous ses fenêtres;
Sans pleurer des adieux comme on pleure un naufrage
Sur la grève… Ton seuil, le plus doré des êtres !
Et je quête un chalet dans l’ombre aléatoire.
Le voici, comme un temple blanc dans la nuit noire;
Une chambre encor veille, et sa blonde lumière
Nimbe un frisson de fleurs aux vitres messagères.
M’attend-elle ce soir ? Son antenne sensible
L’aurait-elle avertie ? O ciel, est-ce possible ?
Minuit pleure à longs pleurs douze pleurs de détresse,
L’hiver meurt, puisqu’il faut qu’un fatal printemps naisse,
Une ombre glisse, lente, au linon qu’elle frôle…
Est-ce Mary ? C’est elle ! Et voici son épaule.
Et sa tête livrée aux plus lieuses tresses.
Et ses bras, et ses mains, composés de caresses !
Vais-je pousser vers sa croisée un cri d’alarme ?
Non, elle avance, l’ouvre et souffle sur les charmes…
Oeillets, roses, jasmins, violettes de Parme ;
Désormais sont éteints tes drapeaux, O victoire !
Il n’est plus qu’Elle, blanche à la fenêtre noire.
Je m’agenouille et lance à travers mille larmes :
-« Adieu, Mary Haerri ! je t’aime, on nous sépare !
-« Adieu ! Mon Jean ! Sois fort, je demeure ton phare
L’aile de nos baisers en se croisant frissonne
Soudain, dans le chalet, une âpre voix résonne.
Adieu, pleure Mary, puis ferme la croisée
Qui gémit longuement ainsi qu’une blessée,
I V
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P A R I S
Une heure, après, transi, tremblant de tous mes membres
Crucifiés, j’avais rejoint, sans bruit, ma chambre,
Sans pouvoir un instant dormir;
Pareil au condamné que l’aube fait blêmir…
Mon père, à l’heure dite appelle, ouvre la porte;
Sa bonne humeur éclate, il rit de sa voix forte :
– » Allons, tu es guéri, mon fils, et, m’embrassant :
– » Jusqu’à la gare les Schulé nous font escorte »
Le cortège me trains en larmes, languissant!
Adieu, Mary Haerri, loin de toi l’on m’emporte!
Adieu, Mary Haerri, mon soleil et mon chant !
Adieu, Mary Haerri, mon espérance morte…
Mas déjà, notre train fuyait à travers champs !
21 mars1893
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23 Mai 1893 à Mai 1896
Ma mère, en m’accueillant jeta : » tu es sauvé » !
Les mères voient donc tout ?
– On se plaît à le dire !
J’ai souri faiblement, mais mon pauvre sourire
S’est dissous dans mon cœur en sanglots aggravés
Allégeant d’un soupir un fardeau solitaire,
J’ai levé sur la ville un las et long regard.
Paris semblait railler de son bouillant cratère
Mon tourment sur lequel il soufflait son brouillard,
Mais que mon oeil bravait d’incisives lumières;
Ainsi je me frayais un inverse parcours,
Retrouvais, ébloui, cette muse écolière
Dont on pensait n’avoir retranché pour toujours.
Car est-il aigle humaine, aussi haut qu’elle perche,
Capable d’interdire aux âmes qui se cherchent
De se joindre au delà de l’aire à sa merci ?
Elle peut enserrer nos corps vaincus peut être,
Mais l’âme insaisissable, ici-bas, n’a qu’un maître;
Celui qu’elle se donne après l’avoir choisi.
Paris 23 mars 1893
– » Repose-toi jusqu’à 1’automne,c’est plus sage »
M’a dit mon père, hier, (j’en demeurai surpris)
Quand je lui demandai l’école de Paris
Qui serait désormais ma cage ?
– » L’histoire de Wattwil nous a bouleversés,
Espérons qu’un repos et des loisirs sensés
Répareront tout le ravage,
En Octobre prochain tu reprendras tes cours,
Après t’être gaussé de ces sottes amours,
Hochet des gosses de ton âge ! »
» Père,, ai-je répondu, soyez plus indulgent;
N’employez pas de mots qui blessent votre Jean !
Vous fûtes, à Wattwil, indigné de m’entendre
Alléguer d’un sentiment tendre;
– Et je ne vous en veux de rien,
Dans bien des cas c’eût été bien;
Mais daignez jusqu’en moi descendre :
Vous percevrez, alors, que le trouble (flétri
par vous), que cause en moi Mary Haerri
(C’est le nom de ma camarade)
Ne mérite point le mépris.
Non, non, je ne suis pas malade !
Me reprocheriez-vous d’être pâle d’émoi
Si la Vierge des cieux se présentait à moi ?
– » Eh !bien Mary Haerri, quand je la vis paraître
Suscita cette joie et ce feu dans mon être !
Et je me suis agenouillé
Dès que sa grâce unique à mes yeux a brillé.
Si vous la connaissiez !…
– » Mon fils, restons-en là;
Je ne veux plus entendre un mot de tout cela.
A ton â,ge amoureux !
– » Oh mon père, mon père,
N’employez pas ce mot bas qui me désespère,
Mais dites : » A ton âge, adorer les soleils
Et les servir ! et les chanter !
– » Mon fils, tempère
Ces transports déplacés ! écoute mes conseils;
A ton âge il est d »autres cris, d’autres réveils
Et d’autres passions : et les sports ? et l’étude ?
Et la prière ? qu’en dis tu ? la gratitude
Qui veut qu’un fils ne désole point ses parents ?
Allons, rompons ici ces entretiens navrants,
Repose toi ! Le calme est le souverain baume
Dans ces cas de folie innocente, mais grands !
Le parc, Ile de France et Paris, ce royaume,
Bientôt dissiperont l’ivresse et le fantôme !
Jusqu’à l’automne, point d’école ?
Égailler en repos mon temps ?
Lorsque je sais que tout instant
De travail m’arme et me console ! Lorsque je veux, plus aguerri,
Obtenir, mériter Mary !
Ces vacances que l’on m’impose,
Ou ces salutaires loisirs,
Les vivre en puérils plaisirs ?
Non, j’aime la tâche et je l’ose
Fort d’un courage qui s’expose,
Ma tâche : l’étude ; choisir
Avec mon cœur et mes regards,
Entre tous les reflets des arts.
Je songe qu’en ce moment même,
Mary, d’un nouveau diadème
De savoir couronne son front.
Si je veux être digne d’elle,
Dois, de l’homme, atteindre le fond,
Du poète doubler les ailes !
Et c’est pourquoi, chaque matin,
Je fouille les bibliothèques;
Ivre de livres, les dissèque;
Allège ainsi mon hypothèque
Sur le but, las ! encor lointain !
Et l’après midi: les musées !
Les Panthéons ! les Cotisées
Sur toile ou dans le marbre dur,
Les armures et les médailles,
Et les drapeaux de nos batailles:
Fleurs de feu, de neige et d’azur !
Avril 1893
Ma mère, si sensible à mes inquiétudes,
M’a répondu : » Mon fils, nous en reparlerons.
Je ne veux pas blâmer tes feux d’ être si prompts;
J’en sais les beaux élans, les nobles attitudes,
Je ne déteste point cet autel merveilleux
Que dans ton âme tu dressas à ta déesse;
Il symbolise un idéal… Et plût aux dieux
Qu’un aussi pur toujours exaltât la jeunesse !
Mais il est tôt, trop tôt; il est de plus pressants
Devoirs à pratiquer lorsque l’on a quinze ans !
– » Mon Dieu, vous qui voyez au fond de ma souffrance
Donnez-moi patience et courage.. espérance!
15 Mai 1893
Père, encore aujourd’hui, ne m’a pas entendu…
Désormais taisons-nous et souffrons en silence,
Travaillons et prions; et par plus de vertu,
Gagnons une meilleure et plus juste audience !
18 Mai 1893
Demeurer un poète est mon premier devoir;
C’est un vœu qu’un cœur ceint des muses en soi porte,
Qui d’abord me valut l’intuitif percevoir ?
De Mary dont la foi céleste me transporte.
Oui, poète, je veux l’être par tous mes sens,
Par les vibrations secrètes de mon âme,
Et par tous mes envols et par toute ma flamme,
Par mes silences, mes extases, mes encens !
Avant l’être de chair, Mary voit le poète :
Alors, pour mieux encor m’assurer sa conquête,
Je veux grand le poète et l’homme un peu penché.
Afin que le plus pur de nos âmes unies
Se rejoigne au sommet des splendeurs infinies,
Pour y cueillir le fruit d’un amour sans péché.
Mai 1893
Voici cent jours, si longs, si lourds,
Je remontais de nuit la Thour;
J’allais pleurer sous des croisées…
Aujourd’hui, je sanglote encor,
Mais mes larmes longent le bord
D’insensibles Champs-Élysées…
Un mirage raille mes yeux,
Mary neige ou flambe en tous lieux…
Je m’élance ébloui, j’approche,
Hélas ! ce n’est qu’un halo clair
Dans un rais de soleil-éclair,
Que l’air de ma lèvre effiloche !
Cependant, hier, je l’ai vue :
C’était au tournant de ma rue;
De l’or ! du bleu ! c’est elle ! place !
Je jaillis de moi-même, oui,
Je vole aussi fol que mon cri…
Et tout à coup je perds sa trace.
Non, non, je ne suis pas trop prompt,
Je l’ai vue, elle avait le front
Enrubanné d’alpestres hâles;
D’ailleurs, pour la revoir ainsi,
Je n’ai qu’à, poser sur mes cils
Les doigts glacés de mes mains pales.
Je l’ai vue aussi l’autre nuit;
Dans ma chambre elle entra sans bruit
Et se pencha sur mon oreille;
Il fleure encor son souffle flou…
-« Jean, mon poète, m’aimez vous ?
Chut, sur vous je veille, je veille…
Dès l’aube, de mon lit, j’interpelle les cieux
Et supplie un azur d’interrompre sa trêve,
L’azur, le riche azur, ce champagne des yeux,
L’azur chair de mon âme et souffle de mon rêve
Trop souvent, le nuage, aux replis soucieux,
Dérobe à mes regards leur joie; et, tout s’achève,
Aujourd’hui comme hier, et demain l’anxieux,
Dans le deuil d’un espoir blessé dès qu’il se lève !
Elle est proche, pourtant, la coupe du bonheur,
Elle m’attend peut être et sourit de ma peur.
Ah ! crever ce couvercle impur dont elle est lasse;
Atteindre le hanap et boire à longs traits bleus,
Me noyer, me dissoudre en ces flots, peu à peu,
Et ne plus redescendre à la terre si basse !…
Juin 1893
25 Juin 1893
Ah ! si nous pouvions échanger
Comme en la classe, un mot léger
Entre deux semonces du maître…
Mais on nous épie, et nos bras,
Malgré tout, ne franchiraient pas
Les quelques sept cents kilomètres !
Or, il est un autre moyen
De communiquer, et très bien :
Ne sommes-nous pas deux antennes Qu’arme une commune douleur
Qui, dans un éclair de chaleur
Échangent leur joie et leur peine ?
Donc, Mary, pensons fortement
L’un à l’autre, en même moment :
Une décharge… Va ! message ! Soudain, je sens que ton esprit
Fend l’espace et vers moi, Mary ,
A l’instant où le mien s’engage.
Et ce sifflement inouï
Et qui me suit et me poursuit,
A l’heure même où je t’appelle ?
C’est bien la réponse à mon « oui »
Qui vient de t’arriver, Mary!
Merci, merci, Mary fidèle !
Ah ! je n’y tiens plus, j emploierai
Une ruse, bon gré, malgré,
Qui ne peut nous être fatale :
Je jette à la poste, Mary.
A ton adresse, et sans péril,
Une belle carte postale…
Illustrée ? oui ! mais, sans écrit
De ma main; ainsi, pas de bruit;
Oui, pas même une signature…
C’est un impersonnel billet
Mais quoique sans un mot, il est
Pour toi clair et sans conjecture
Ce muet te dira cent fois
Mieux qu’avec l’accent de ma voix,
Ma dévotion à ton âme;
Je ne puis te la jurer mieux
Que sur l’autel de mes aïeux :
Donc je t’adresse :Notre Dame !
Juillet 1893
ARMAND SYLVESTRE
——–
Sylvestre est aussi bon qu’il est, de corps puissant,
(Car à son âme généreuse il faut l’espace)
Son sourire, et ses yeux restés très frais d’accent
Sur son beau chef barbu répandent de la grâce.
Pour me remercier, hier, d’une dédicace
Il m’a reçu chez lui; j’arrive frémissant;
Ah. ! que sa voix de source vive est efficace,
Et si douce au poète novice, passant !
Il ne m’a point décourage bien au contraire
Trop bon il insista : chantez, jeune confrère,
Une muse attentive inspire vos cahiers !
Je palis aux divins pressentiments du maître…
Et je me retirai, plus rayonnant peut être
Que s’il m’avait fleuri des plus nobles lauriers!