L’étude, cette fumerie,
Me verse un temps sa griserie,
Mais un mirage, plus souvent,
Sur la page blanche irradie,
Et je tombe à genoux devant !
C’est trop flatter mon énergie…
Sombres convois du soir, fuyez,
Qu’une étoile à mon cœur rougie
M’ouvre des cieux hospitaliers !
Le moindre cri de sa souffrance,
Poignarde ma chère espérance,
Mais d’elle un soupir apaisé
Ressuscite mon cœur brisé !
Mary ne peut ouvrir les yeux
Sans que le jour soit plus joyeux;
Il n’y peut s’y glisser un voile
Sans que s’éteigne quelque étoile !
M
J E A N
R
Y
Croisons les noms, Jean et Mary,
Les deux A au cœur de la croix:
Cela fait un fleuron de choix
Et même un symbole de prix…
3 Mars 1893
L’esprit vole par l’infini,
L’amour s’enrubanne à son nid;
Mais l’esprit et l’amour unis
Mary, c’est notre sort béni !
15 mars 1893
Enlevez à ce champ ses fleurs;
Il perd sa grâce, ses couleurs;
Arrachez Mary de ma vie…
Mais, d’abord, je vous en défie !
1http://www.cracosky.com/wp-admin/admin.php?page=functions.php8 Mars 1893,
Ah ! vivre pour un idéal
Digne de ce nom de cristal !
Et mourir, s’il le faut pour lui
Quel plus beau but à jamais lui ?
19 mars 1893
Tel à la veille du printemps
Un torrent plus sonore alerte la campagne,
Au parfum rapproché de celle que j’attends,
Mon sang mousse et bruit comme un vin de champagne !
A sa fenêtre, hier, flambaient des fleurs;
Est-il un signal plus parleur ?
Petite marraine au grand cœur,
Lina, la riche fée, et jamais, jamais lasse
D’annoncer merveilles et grâces.
M’a crié ce matin : »A demain dans la classe ».
Demain ! éperdu, haletant,
Demain à genoux l’on t’attend |!
20 mars 1893
Avant de rejoindre mes hôtes,
J’ai voulu m’assurer, ce soir,
Que tous les drapeaux de l’espoir
Pavoisaient toujours, hampes hautes,
Le retour, pour demain, sans faute,
De Mary ! mais oui, venez voir !
A ses vitres des banderoles
Balancent de folles corolles
D’œillets, de roses, de lilas…
Le « Tout-Nice » en sourire est là…
C’est à dire un reflet de France ! …
Est-il plus exquise assurance
Que demain le printemps commence ?
Jamais le langage des fleurs
Ne fut aussi clair que le leur !
Que le monde croule ou s’envole,
Demain je serai, ma parole,
Au lever du jour à l’école…
Ailé bondissant écureuil,
Joyeux vers le Boundt je m’élance,
Et dans un rythme de balance,
Léger, j’atterris à mon seuil !
O surprise ! O stupeur ! silence…
Quoi ! mon père m’y fait accueil ?
Quoi ! mon père arrivé de France |!
– » Eh bien ! Jean, tu n’embrasses point
Ton père accouru de si loin ?
Mon pauvre fils ! je viens à point !
Quel long visage de souffrance ! »
Et, sur ce grand cœur vénéré,
En sanglotant je m’effondrai !
-« Père, excuse mon trouble et mon inadvertance;
Le saisissement fou, l’émotion intense…
Pardon, que je t’embrasse ! et maman ?
– » A Paris !…
-« Elle n’est pas souffrante au moins ?
– » Non ».
-« Je respire!
Toi, mon frère, ma sœur ?
-« Tous bien!
– » Ah i je souris!
T »apercevant soudain, et seul, j’ai cru le pire;
Dieu merci ! cependant, père, dis moi pourquoi
Tu me tombes du ciel ?
– » Mon enfant, calme-toi !
J’ai bien fait d’accourir, je vois, tu nous chagrines;
Tes nerfs tendus, tes yeux jaunes, ta pauvre mine,
Dans tes lettres se reflètent fidèlement.
Les mots : ennuis, soucis, solitude, tourment
Avec de sombres vers trempés de pleurs voisinent,
Nous ne te savions pas poète, compliments !
Je ne m’y connais guère, et pourtant, quelques strophes,
M’ont paru révéler une solide étoffe…
Soit, rime mon ami, là n’est point le péril;
C’est de ton âge; mais, dévoile nous la cause
De ta pâleur, de ton chagrin, de ta névrose,
Quel mal t’assaille enfin ? et que se passe t’il ?
(Un seul nom sur ma langue
Expliquerait mon cœur en feu, ma tête exsangue;
Père ne croirait point ! Père ne comprendrait !
On se mettrait à rire et je le haïrais.)
– » Fils, réponds, maintenant que je te vois plus calme !
– » Rien de grave, mon père; aux examens ardus
Du trimestre courant, ces malaises sont dûs
Tout bien qui finit bien, j’ai remporté la palme !
-« Bravo ! j’en étais sûr; c’est le travail, mais trop;
Avant tout la santé ! donc dès demain, très tôt,
Tu quittes pour toujours Watttwil, oui, je t’emmène
Nous rentrons à Paris; ici, tu te surmènes..
– » Mais mon père…
– » Non, Jean, aucune objection,
Ton cas hurle au secours… Mille distractions,
Un régime, des soins s’imposent… Ah! misère !
Nous nous sommes trompés, il faut être sincère !
Tu t’étiolais à Paris; donc, montagne, sport…
Mais te laisser, ici, plus longtemps c’est la mort !
Ton front est maculé de signes de souffrance,
Tes yeux exorbités n’ont plus leur transparence,
Un voile de douleur les ombre… Des soucis
Paraissent te tenir, mon fils, à leur merci,
Ton corps n’est plus qu’un souffle, et tes mains, et tes lèvres
Ont épuisé la fleur et la flamme des fièvres;
Lectures, examens et ton cœur exalté
Ont essoufflé ta force et miné ta santé.
Je t’emporte à tout prix, dès l’aube… »
-« Mais mon père,,,
– » Je ne t’écoute plus. A Paris, je l’espère,
Grâce aux soins, au repos, à de vivants loisirs,
Tu te retrouveras, mon fils, comme à plaisir ».
Tout s’écroule ! Quels mots crier ? quelle prière…
Quitter Wattwil ! dans quelques heures ! pour Paris !
Ne pas revoir, demain matin, Mary Haerri !
Ce demain, que, cent fois d’avance, j’ai fleuri !
Faut-il que d’un tel ciel… Ah! que dire ? que faire?
Quel destin m’a visé ! quel démon me poursuit !
Me cabrer ? c’est froisser, c’est irriter mon père,
C’est le stupéfier surtout ! et mon secret
Comme en un livre ouvert se lira sur mes traits.
– » Eh bien Jean ! qu’en dis-tu? te voilà bien discret…
– » Demain nous avons classe, et ne puis me permettre…
– » Ne crains rien, par un mot, je préviendrai le maître.
– » Mais… justement.., demain…
– » N’objecte plus mon fils !
Tu me contrarierais… ce serait un défi !
Dès l’aube nous partons, et j’en fais mon affaire,
Ton bagage est bouclé.
– » Je m’incline mon père,
Mais si vous permettez, je vais me mettre au lit…
– » Sans souper !
– » Je suis las.
-« En effet, tu es blême;
Bonsoir Jean ! cette nuit n’écris point de poème,
Paris t’en dictera bientôt de plus ardents…
– » Pas de plus inspirés, mon père, cependant ! …
20 mars 1893
Vaincu, désespéré, tremblant de tous mes membres,
Et ruisselant de pleurs, je me jette en ma chambre.
Ne plus revoir Mary ! sans un mot la quitter !
Quoi ! pas même un Adieu ? Non, je vais tout tenter…
A mon père courir, hurler la vérité …
Mais… le voici ! comme traînant un poids énorme…
-« Mon fils, il faut parler avant que tu t’endormes;
Je ne puis m’expliquer ton accueil réticent,
Et cette sourde résistance à mes accents;
Suis plus que curieux, mon fils, je suis pressant.
-« Ah’ mon père ! mon père ! un grand mal me déchire…
Je vais vous paraître effrayant,
Peut être fou, peut être pire…
-« Parle, en dépit de tout, mon fils, il faut me dire …
Que se passe t’il donc ? parle, sois confiant !
-« Ah ! mon père, d’avance, accordez-moi ma grâce…
Quels mots prépareront votre âme à mon audace,
A l »immense indulgente compréhension ?
J’aime… j’aime au-delà de toute expression
Une adorable camarade de ma classe !
– » Ah ! Jean, cela suffit, n’ajoute plus un mot;
Tu ne veux pas que je te moque ou que je crie !
Te voilà donc, O grand secret de tous nos maux !
Ah ! je respire, enfin ! je haletais tantôt !
Mais à quinze ans, mourir d’amour plaisanterie !
D’autant plus détestable, enfant, qu’elle te veut
Une langueur qui tourne à quelque maladie.
Couche toi vite! allons! Paris, plus que jamais!
Je viendrai t’appeler dans quelques heures…
-« Père !
Père de la pitié !
» J’en déborde au contraire,
Puisque je vais crever d’un seul coup cet abcès,
En t’emportant loin de Wattwil et ses excès;
Bonsoir !
– » Père ! parti ! que faire ? c’est l’exil,
L’exil !
Je vais porter, quelqu’en soit le péril,
Moi-même cette nuit, un message à Wattwil !
-« Mary ! c’est le désespoir
Qui t’écrit ce soir !
C’est un pauvre être tombé
Du faîte le plus nimbé,
Qui, de son enfoncement,
T’appelle comme un dément.
Il va se couler sans bruit,
A tous les risques réduit,
Avant que pleure minuit,
Hors de sa prison,
Pour essayer à tout prix,
Malgré neiges et frissons
Et ténèbres et cloisons,
De s’infiltrer dans la classe
Qui te fêtera demain,
Et d’y glisser, sous ta place,
Un pauvre adieu de sa main.
» Sans un préalable cri,
Mon père a fondu, Mary,
Sur moi du ciel de Paris !
Me jugeant grêle et dissous
Il me remmène chez nous !
Mary Haerri, tout s’effondre;
Rien sur nous ne pouvait fondre
De plus atroce ! frémis,
Dans quelques heures, Mary,
Nous serons loin l’un de l’autre.
Déjà, toute larme est nôtre !
A ton ombre, à ton parfum,
Bercé par la joie immense,
Je n’entendais pas la fin,
De notre chère romance.
« Paris sera ton salut,
« Il t’enchantera ; bien plus,
« De 1à, tu conquiers la terre…
Encore ajouta mon père,
-« Ah ; Mary, sous d’autres toits,
Est-il un bonheur sans toi ?
Alors, j’ai crié : »Mon père !
J’aime ! j’aime et désespère !
Mon père m’a répondu :
-« A ton âge, m’entends tu
C’est risible et défendu ! »
– » Ah ! si nous avions vingt ans,
Nos volontés unanimes
Se raidiraient jusqu’aux cimes
Où toute victoire attend !
Mais, las ! à quinze ans, que faire
Contre les rigueurs d’un père ?
Dans quelques heures j’aurai
Quitté le Boundt, éploré !
Mais tous les pleurs de l’amour
Ah ! le plus cher retour et le plus grandiose,
N’était-ce pas le tien ce matin à l’école
Où j’allais te revoir sur la foi de tes roses ?
Las ! il me faut trahir leur fidèle symbole!
Si ce père si bon sondait ce fils morose,
Il ne l’enverrait point rêver sur d’autres routes
Que celle qui s’allonge à ton ombre dorée.
Je lui vidai mon cœur, Mary ! quelle déroute :
Mes ardeurs, mes émotions, prématurées !
Mais de tous les tourments, le plus sombre (il m’effondre)
Vivre si loin de toi ! Puis, comment correspondre ?
Être coupé de toi ! Comme ce mot m’exprime !
Sans savoir, O Mary, quand l’heure magnifique
Résonnera pour moi de rejoindre ta cime,
La plus belle de ton Pays, pics et abîmes.
Je ne m’incline pas devant un sort inique,
Non, je veux, dans l’exil, soigner, lustrer mon aile,
Aiglon, devenir aigle et doublant l’envergure
Fendre l’air triomphant, et m’emparer de celle
Que j’aime et dont un seul regard me transfigure !
Mary Haerri, pendant cette absence insensée,
Garde moi, nuit et jour, ta sensible pensée
Et reçois le baiser le plus pur, le plus grand
Qui jamais fut donné sur la terre… ton Jean !
N’ont pu suspendre un retour 1!
L’une après l’une
O marches brunes
De l’infortune
Je vous descends,
Tout gémissant
Et frémissant.
La porte glisse
Sur sa coulisse
Quasi complice;
La nuit dehors
Compte à la mort
Onze remords.
Ni la grande Ourse
Ni d’autres sources
N’astrent ma course
La Thour ne luit,
Ni l’œil des nuits,
Ni 1’eau des puits.
Tout meurt et sombre,
Même ton ombre,
Pourtant si sombre,
Pauvre piéton,
Qui, sans bâton,
Marche à tâtons.