Voici, généreux auditoire,
Voici le roman singulier,
Voici la véridique histoire
D’une jeune écolière et d’un jeune écolier :
Pour en mieux fleurir la mémoires
Le héros, l’auteur, l’ouvrier
Du dieu des vers prit 1’écritoire….
En amour aussi il y a des génies effrayants….
Rémy MONTALEE,
Ma mère est de Pont-Aven
Mon père de Bâle;
Vigoureux hymen:…
Moi, j e suis un pâle
Enfant de Paris,
Du quartier Lancry.
Mon père et ma mère m’ont mis,
Frêle arbrisseau qu’étiolait l’air de Paris
En serre d’or chez des amis:
Les Schulé, famille exemplaire,
Près de Saint-Gall en Suisse, et pour être précis.,
Au Boundt un long hameau bordant de hauts pâtis,
Qu’enlace une fine rivière;
La Thour, au subtil babil,
Entre Lichtensteig et Wattwil,
LE CHALET DE MON HÔTE
Le chalet des Schule me plaît, mieux, m’émerveille…
Il regarde les monts dans l’aube se levant:
Il est pâle, il est rose, il est doré, suivant
Que le jour l’illumine ou que la nuit le veille
Ma chambre est au premier étage, j’y pénètre;
Aux vitres doubles, mais petites, je me mets;
Et, de là, je gravis ou descends des sommets
Et j’entends des chansons se répandre en mon être.
De là, je sens encor m’attirant vers Wattwil
Une flamme, un parfum ; il me semble qu’un fil
Irrésistiblement m’enlace, me rallie…
Je ne résiste point, je ne puis résister…
Est-ce ainsi que les feux des nuits sont emportés
Dans l’orbe d’un soleil qui pour toujours les lie ?
LE CANTON DE SAINT GALL
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Saint-Gall, c’est la Suissesse en robe de dentelles
Dont les lacis et les piqués, et les réseaux,
Ont pris les Chourfursten (1) festonnés pour modèles
Et, pour fuseau, la Thour aux sinueuses eaux.
Les grâces de cette Eve helvétique sont telles
Qu’on y revient toujours, ainsi que ces oiseaux
Gardant douillettement enfoui sous leurs ailes
Le parfum d’un alpage ou d’un lac de roseaux…
Voici Horsbah aux toits penchés vers son lac pâle,
Wil où le sombre foehn, en hivers brûle et râle,
Les troupeaux sonnaillant de Gosseau, de Flawil,
Le Toggenbourg, vallée où fabriques et fermes
Chantent sur le même air et dans les mêmes termes,
La gloire de (2) Kappel, Lichtensteig et Wattwil
( 1- Chaîne de montagnes de 7 pics appelés aussi les « sept princes électoraux » (prononcer « Kourfursten)
2 – petites villes de Toggenbourg)
27 Octobre 1892
WATTWIL
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Malgré ses neuf cents feux et sa superficie
Qui lui vaudraient chevrons de ville en d’autres lieux,
Wattwil répond toujours au nom délicieux
De village, et n’en brigue un autre… o modestie !
Du plus loin qu’elle nous émeut, cette éclaircie
Lustre un val où la (1) Thour s’attarde a mille jeux,
Et, que le ciel s’azure ou se fronce, orageux,
Elle est sérénité, sourire, poésie…
Un long hiver sportif, un été montagnard,
Proposent, tour à tour, leur génie et leur part
De splendeur nivéale ou de gloire rupestre;
La fabrique, la ferme ou la foire aux bovins
Pavoisent ce séjour sous le signe divin
De la garde du Speer (2) au bouclier alpestre.
(1 – rivière qui arrose Wattwil
2 – Une montagne qui domine Wattwil.)
II
2 Novembre 1892 – 22 Décembre 1892
Un éclatant matin d’hiver, comme busqué
Sous un dolman de neige, et de glace casqué…
C’est mont premier dimanche en Suisse !
Dans la conciliante église de Wattwil
La messe est dite et je sors de l’office,
Me sens bien seul, petit Français comme en exil,
Parmi ces paysans et ces bourgeois qu’intriguent
Mon visage, mes gants, mes sourires prodigues…
Dehors, de blanc bottée, une autre foule attend ;
Car aussitôt tari, le roc romain se mue,
Après qu’on a voilé crucifix et statues,
En temple protestant.
J’atteins un froid parvis, la nouvelle affluence
Monte dans un mouvant et marmottait silence.
Le flot gagne ; il me croise un peu rugueusement ;
Mais entre les embruns qui s’éparpillent,
Comme pour mieux fleurir un cortège : Une enfant !
0 cette enfant, déjà si jeune fille !
Jamais je n’en ai vu de plus belle, elle brille
Telle une alpe au soleil levant !
Elle va, souriant du front à la cheville
Et m’accorde un regard (une grâce de Dieu !)
Je tressaille, ébloui, j’exulte,
Un souple manteau blanc l’enveloppe, la sculpte;
Est-ce la Sainte de ce culte ?
Est-ce la Reine de ce lieu ?
Aveuglé par le chatoîment quasi céleste,
Je la suis, sans me rendre compte de mon geste;
Je la suis, fasciné, comme on suit un miroir…
Et derrière elle va m’asseoir.
Je baigne en sa lumière éloquente et mystique,
Et sa prière est mon espoir,
Et son cantique est mon cantique !
Dieu, qu’ai je fait ? Où suis-je ? et quel est mon devoir ?
Et me voici, sans le savoir,
Hérétique !
le pasteur prône et prie… On chante tour à tour;
L’orgue explose en appels impérieux d’amour;
Je n’entends que le vol de la voix de cet ange,
Vol comme enrubanné de terrestres louanges,
Qu’il lance, d’un coup d’aile, au lilial séjour…
Puis les mains du Ministre inclinent l’assemblée..
Un dernier chant; le peuple absout, l’âme étoilée
Relève un front contrit et sort pieusement,
La merveilleuse enfant illumine la foule
Qu’elle semble guider.. Mais, un remous de houle
L’enlève.. Et m’en sépare inexorablement !
Son nom ? je veux savoir son nom, coûte que coûte !
Je ne me doute point qu’une vieille m’écoute;
Je m’agite, soupire et, même pousse un cri..
« Son nom ? Jeune garçon… Mais, c’est Mary Haerri …. »
2 novembre 1892
Mary Haerri !
Mon premier cri !
Mon idylle scolaire !
Je n’étais qu’un gamin sans doute, mais fus pris
Comme en des réseaux de lumière…
Mary Haerri
Au nom chéri
Comme fleuri
De doubles rimes printanières;
L’adolescente en qui sourit
Espère et brille
La jeune fille
Presque la femme…
Et tout un drame
Entre deux âmes,
Mary
Haerri
Qu’elle est belle ! Qu’elle est belle !
Elle s’appelle :
Mary Haerri!
Ah ! ce nom , c’est une guirlande
Suspendue en mon cœur épris;
Mary Haerri ! Mary Haerri 1
Elle a quatorze ans et demi,
Comme moi, mais elle est plus grande…
Elle avance en balançant
Tel un encens,
Sa grâce, sa grâce d’offrande…
Son front est un faîte rosé
Et sa bouche un chaste baiser
Métamorphosé…
Il semble bien que l’on voit luire
Un edelweiss aux bords ensoleillés de son sourire,
Ses yeux sont deux astres dorés
Au fond de deux lacs inspirés;
Et sa voix
La première fois
Que j’en décelai l’émoi.
Allume dans mon âme une folle chapelle
Depuis consacrée a sa foi.
Qu’elle est belle ! qu’elle est belle !
Elle s’appelle :
Mary
Haerri!
Je ne suis pas laid, je ne suis pas beau,
Rien ne me souligne à qui passe :
La tête ovoïde esquisse un zéro;
Un menton discret, mais tenace,
Un maquis brûlé roussit un front haut,
Le nez est parfait mais j’ai le halo
Des taches de son sur la face.
Je suis plutôt fort, quoique un peu pâlot,
Béat, rêveur, non sans grâce,
Quand l’étonnement ainsi qu’un flambeau
M’éblouit, me cloue à ma place,
J’ouvre moins les yeux qu’une bouche en O
(Mes yeux bleu-manqué, d’un bleu pale d’eau},
¬
Mais mon âme héberge un petit oiseau
Et mon cœur est un brise-glace !
L’aube hivernale en robe mince
Pique une rose au casque argenté des Sept Princes;
Ma chambre héberge encor la nuit,
Mais un soleil en mon cœur luit !
Depuis hier, je sais que ma furtive idole
Fleurit, auréole l’école
Dont, dès ce matin attendu,
Je deviens l’élève éperdu ;
Du hameau Boundt où je demeure,
À Wattwil, il faut deux quarts d’heure…
Debout ! je suis prêt ! me voilà !
La voir ! la revoir ! tout est là !
3 Novembre I892
Les sept Princes électoraux ( Chourfursten ) , chaîne de montagnes
Vite, en route !…Happons l’espace !
La neige, la glace,
De leur carapace
Bardent l’alpe, la Thour, les toits et les chemins,
Tout est blanc, tout est pur, comme pour un hymen !
Le havresac craquant de livres
Et les pieds ailés de patins,
Je roule, je tangue, comme ivre,
La bise incisive, le givre
Avivent ma joue et mes mains.
Place a l’effort ! Vive la lutte
Pour la revoir une minute
Avant l’assaut des écoliers,
Avant le bruit et les disputes
Dégringolant les escaliers !
3 novembre 1892
Sois bénie, aubade polaire,
Grinçante, crissante de froid,
Tu ne peux pas figer la foi
Qui me transporte, qui m’éclaire !
Le feu matinal du travail
Réchauffe la pâle vallée
Qui grelottait sous son camail
De perles de neige infoulée.
Voici le traîneau du laitier
Dans un nuage de clochettes,
De neige, de lait, qui projette
Comme un nimbe sur son métier !
Plus loin, la forge aux mille éclairs
Souffle un hymne rouge à l’enclume
Pour la folle danse qu’allume
L’étincelle, joyau des airs !
Puis, c’est la brune tannerie ;
Dans une mâle odeur de tan
Qu’elle m’insuffle, elle me crie :
Jeune Français, Wattwil t’attend !
Wattwil t’appelle, te défie,
C’est une épreuve aux jeux jaloux,
Le premier tournant de ta vie,
Presque un mystique rendez-vous…
Paris 1898
Un immense éclair : La campagne
Déploie amples nappes d’argent
Autour desquelles les montagnes
Sont assises, pâles, songeant…
De ce boréal paysage,
Wattwil comme étréci de froid,
Semble rapprocher davantage
Les couvertures de ses toits…
Je longe le long mur de pierre
Du petit village des morts,
Qui résume, sous son suaire,
Le plus grand, là-bas, quand il dort…
Et l’église condescendante
Où ma très catholique foi,
Près de la ferveur protestante,
S’est commise hier, sans effroi..
Puis l’École réale, en face…
Le maître, sur le seuil, m’accueille avec bonté,
Il connaît ma famille, avec charme il retrace
Des souvenirs de France et touche ma fierté.
Aube ! Éblouissement ! Merveille ! Mary passe…
O Grâce
Des grâces,
O beauté,
Elle sourit, nous saluons.., elle s’efface…
Le Maître entre… Ravi, je marche à son côté.
O céleste honneur : il me place
Tout près d’elle en la mixte classe,
Dans le coin des garçons, (jaloux de ce larcin)
Nos deux pupitres sont voisins !
Je n’en suis séparé que par l’étroit chemin
Où le Maître passe et repasse,
Le livre et le crayon, en main !
3 novembre 1892
LE MAITRE HOUBERT
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¬
C est un grand mince sympathique
D’un seul jet, comme son cœur droit
Tirant un pantalon étroit
Sous un pet-en-l’air qui l’étrique.
Au faîte d’un cou famélique
Règne son chef; et ce beffroi
Domine, apte et pédagogique,
La classe mixte avec sang-froid.
Il est moins strict avec la fille
Qu’avec le garçon qu’il étrille
Dès le moindre petit délit,
Mais entre tous nos camarades
Mary jouit des plus hauts grades;
Et, moi, je suis le » Französli » ! (1)
1 – le »petit français » en patois de Saint Gall.
Je suis à côté d’elle; qu’elle est belle !
Qu’elle est belle ! Elle est encor plus belle qu’au milieu
des fidèles, hier, à la chapelle. Quelle
divinité me protège, m’éclaire ! Le soleil aux
verrières de la classe attardé, répand moins de lumière
que l’exquise écolière assise à mon côté !