Bouleversé par cette tragédie,
Ayant toujours dans le regard
Ce magique bassin que la lune incendie,
Au fond duquel, transparente comme une hostie,
Mary passe entre moi, cet homme et ce poignard…
J’atteins ma chambre, enfin ! mais, dès le seuil, je tombe.
Penché sur mon chevet brûlant, un peu plus tard,
Un médecin anglais s’oppose à mon départ;
Un mois je vagis là sur le bord de la tombe,
Lutte entre la mort et l’amour;
La volonté de vivre, et ne vivre que pour
La revoir, ne fut-ce qu’un jour,
Triomphe enfin ! ,.. Je m’embarque pour Singapour !
23 Avril 1896
Verse, verse traversée,
Par ces flottes d’archipels, L’azur des mers et du ciel,
Baume bleu sur ma pensée !
Là-bas, brûlent les parfums, Des vanilles et des mangues;
Notre navire qui tangue
En encense ses embruns.
Au fond du golfe des Brahmes,
Une trombe, d’un seul vol,
Atteint la nue et l’enflamme
Sous un sombre parasol.
O diabolique étuve
Où les souffles de chaleur Traînent l’énervant effluve
De luxuriantes fleurs!
Une éclatante lumière
Ferme mes yeux éblouis,
Mais leur aveuglante nuit L’emprisonne tout entière.
Voici Pénang, Salanga,
Et leurs fumeuses Pagodes,
Qui sonnent à mon exode,
Tous les gongs de Malacca !
———–¬
Et la longue Soumatra
Étirée en son sommeil
Comme un immense cobra
Qui digère le soleil !
Dans mille jardins qu’adornent
Des plumages éclatants,
La main des lotus s’étend
Sur le songe d’un lac morne.
Dans la jungle des haubans,
La nuit, sultane perlée…
Dresse une aigrette de paon,
Traîne une queue ocellée…
Cependant que l’hévéa
Sous la dague qui le tranche
Épanche ses piastres blanches
Dans la bourse des Rajahs.
Là, rien de bas ni de chiche,
De soleil tout resplendit;
Et la misère, à midi,
A quelque chose de riche !
De la poupe du navire,
Les yeux ne savent pas dire
S’il voyage sur la mer
Ou s’il vogue par l’éther ?
Il ressemble à la mouette
Et plus encore au poète
Qui de terre à firmament
Erre alternativement !
Et, tout à coup, Singapore !
Sa rade, ses armadas,
Bungalows et vérandas,
Autour de la mer sonore !
Ses Malais, aux yeux cruels
Arqués en croissant de lune,
Mâchant comme une rancune
Une chique de bétel.
Singapour et son jardin
Dont un gibbon, plein d’aisance,
En me tenant par la main
Me fait humer les essences.
Singapour, ses mercantis,
Où des boutiques déferlent
Des rivières de rubis,
Et des cascades de perles !
26 Avril 1896
Bleu, blanc, rouge à ses mâts, un navire entre en rade
Il arrive de France, on me dit « : le Dupleix »
Vision éloquente à des regards français
Que cette nostalgique et flottante ambassade !
Demain, « l’Australien » s’annonce de Kobé,
Je l’attends; il m’emporte ! ah! que j’atteigne vite
Marseille ! et que de là, d’un vol précipité,
J’atterrisse à Wattwil aux pieds de ma beauté!
Mais le Dupleix », là-bas, dans le port se balance;
J’y vole ! Ah ! respirer un peu de l’air de France…
J’en arpente bientôt le pont comme fleuri;
C’est vrai, c’est comme un coin transporté de Paris !
J’explore un bar coquet, j’entre au salon garance…
Ciel !qui ? là ? devant moi ? le frère de Mary !
-« Vous ici ! m’écriai-je ?
– » Et vous, Jean !
-« Oui, moi-même !
La stupeur nous écrase. Il pâlit, je suis blême;
Une commune angoisse affole nos esprits;
Quel tonnerre est tombé ? Quel archange a surgi ?
Intensément nos yeux s’allument, se pénètrent,
Puis, je baisse les miens, les siens aussi s’empêtrent…
Sur nos lèvres se crispe un nom, comme un frisson;
Pourtant, ni lui, ni moi nous ne le prononçons;
Sur la mienne et la sienne il s’essaie… il avorte;
-« Hermann Haerri, parlez par pitié !
– » Elle est morte ! «
Le vingt Mars à minuit en criant votre nom.
Je m’effondre… ! ah ! la suivre ! et vite ! et point de larmes !
Oui, la rejoindre ! Hermann Haerri m’arrache l’arme
Qui brille dans ma main déjà contre mon front.
-« Jean, je vous en supplie ! écoutez le message
De celle qui vous dit de la tombe: « sois sage »
Et que tuerait deux fois votre geste trop prompt »
Comme un halluciné, je hurle, je réponds :
-« Le vingt Mars à minuit, heure et date où l’image,
M’apparut à Rangoon dans la vasque d’onyx !
Le vingt Mars à minuit, même heure et date… oui,
Où pour l’ultime fois, voici deux ans depuis,
A sa fenêtre, m’apparut son cher visage ! »
Et je croule, et je roule en sanglots sur la chaise
Hermann Haerri m’approche, et je m’évanouis…
Beaucoup plus tard, jugeant que la crise s’apaise,
Hermann me prend le bras, me traîne, je le suis
Dans sa cabine, et, là, d’une voix fraternelle !
– » Notre rencontre, Jean, ne doit rien au hasard;
Mary veille sur nous, et la preuve en est belle.
Je sanglote.. -« Allons, Jean, montrez-vous digne d’elle! »
Paris où j’accours, après sa mort (fidèle
Au serment que je fis sous son dernier regard)
Votre père, accablé, m’apprend votre départ;
Il m’indique à grands traits l’immense itinéraire;
Les villes du Japon où vous devez passer,
Le séjour à Kobé que vous avez fixé,
23 Avril 1896
Précisément, ce port m’attend pour quelque affaire;
Sans délai, je m’embarque…
Et, voici, qu’en chemin,
Miraculeusement, Mary nous prend la main !
Hermarnn Haerri me tend une lettre et m’embrasse,
Puis, très discrètement, se retire, s’efface…
Singapour, 27 Avril I896. Sanatorium de Saint Moritz, le 20 Mars I896, 10 H, du soir
——————————————————-¬
-« La mort approche, Jean, mais je la brave encore !
Elle est même à ma porte,
Avant qu’elle m’emporte
Sous son manteau fané,
Je veux encore
Écrire et clore
Cet adieu qui t’est destiné :
– » Mes beaux jours furent ceux de cet hiver de grâce
Où je te rencontrai,
Ce dimanche à l’église et les trois mois dorés
Près de toi dans la classe.
Mais un mal. me guettait, et, dès ce rendez-vous,
Dans le soir glacial, et cependant si doux !
Lors notre exil commence… adouci par nos lettres,
Et les soins de Lina qu’il ne faut point omettre,
Puis c’est la nuit brutale… O nuit de la fenêtre !
O nuit de nos adieux hagards !
Lorsque nous aurions dû, quelques heures plus tard,
Si tendrement nous reconnaître !
Enfin, le déchirant départ !
Ah ! ce matin cruel et froid comme un poignard!
Arrachant l’un à l’autre, et pour toujours, deux êtres !
Mais il est de célestes revanches, plus tard…
Je trouvai tes adieux glissés dans mon pupitre
Par toi, si hardiment, au cours
D’un héroïque exploit dont « Jean » sera le titre!
Et ce déchirant cri d’amour,
Je le hurle depuis sur ma couche assassine !
Huit mois après, et soir pour soir,
Je m’étendais de souffrance et de désespoir.
J’étais perdue et le savais… De ses épines
La toux me déchirait la gorge et la poitrine;
Je résolus alors de me faire oublier,
De n’entretenir plus dans ton cœur magnifique
Un amour, même une amitié
Dont l’odyssée, Ah ! si tragique !
Eût fait de toi, mon Jean, un grand désespéré.
C’est pourquoi j’ai laissé sans réponse des lignes
Diaphanes d’amour et d’une grâce insigne.
De Paris et d’ailleurs…que tu n’as point cessé
Si fervemment de m’adresser !
Je ne voulais laisser
Dans ton âme si claire
Qu’un souvenir lointain
Qui passe, qui s’éteint,
Qu’un souvenir scolaire…
Je m’en veux aujourd’hui de cette cruauté
Qui n’a fait qu’exciter
Ton ardeur sans salaire
Et ta fidélité…
Peux-tu jamais absoudre une Mary si chère
D’avoir comme étouffé son extase première,
Pour se donner entière
A l’amour tutélaire,
Par un excès de passion pour toi, de piété !
Si noble est ta bonté
Et le sentiment dont tu brûles,
Que tu comprendras, le scrupule
Qui m’inspira comme une tendre lâcheté,
Mon cœur boite, je vois à peine
La folle plume qui m’entraîne ;
Lentement, lentement, la mort m’ensevelit…
Vite… Je ne t’ai pas tout dit…
Je veux encor te dévoiler comme un mystère !
Grâce à toi J’ai connu le délice très pur
D’aimer une âme en plein azur,
Loin de tout contact de la terre.
De sorte qu’en partant…
Dans un instant…
Je ne te quitte point, O mon amour constant,
Puisque nos âmes solidaires
Se donnèrent d’avance un rendez-vous
Dans cet indicible jardin
Où déjà, mon cher Jean, elles se rencontrèrent…
De cet ineffable séjour,
Sur ton être mortel je veillerai toujours;
Si quelque danger te menace,
Je te préviendrai, face à face;
Enfin.. tu le sais bien.. c’est toi qui me l’as dit…
La mort n’est qu’apparence, et deux âmes qu’unit
La plus céleste flamme en ce terrestre espace
Se rejoignent sans faute au cœur de l’infini…
Et j’ajoute encor vite, O mon tendre poète:
Quand tu voudras me voir… pour t’aider… je suis prête…
Lève tes yeux dans le ciel
Et chante le chant éternel
De nos espérances sublimes…
Ta muse descendra vers ton front embrasé,
Et, comme elle le fait, Jean, à cette heure ultime,
Elle rallumera ta foi… dans un baiser !
Sombrant, Mary, dans un océan de détresse,
Sur ta tombe à Wattwil, j’accours pour y mourir;
Seul un geste de toi pourrait me secourir,
Je le reconnaîtrais bien vite à sa tendresse !
Aussitôt je sentis l’angélique caresse
D’un lys bordant la pierre; il venait de s’ouvrir,
Le parfum en est tel que je dois recourir
Aux bras, de deux passants pour ne pas choir d’ivresse.
Quand je repris mes sens, je vis, penchés sur moi
Les deux passants : mon père, et ma mère, en émoi,
Ils m’embrassaient en me montrant la fleur-messie.
Ma Muse en ce tragique instant les dépêchait
Pour rappeler au poète qui trébuchait
Les deux adieux sacrés : Espoir et Poésie !
Cimetière de Wattwil 28 Mai 1896
Mary
Haerri,
20 Mars I896′
Sombrant, Mary, dans un océan de détresse,
Sur ta tombe à Wattwil, j’accours pour y mourir;
Seul un geste de toi pourrait me secourir,
Je le reconnaîtrais bien vite à sa tendresse !
Aussitôt je sentis l’angélique caresse
D’un lys bordant la pierre; il venait de s’ouvrir,
Le parfum en est tel que je dois recourir
Aux bras, de deux passants pour ne pas choir d’ivresse.
Quand je repris mes sens, je vis, penchés sur moi
Les deux passants : mon père, et ma mère, en émoi,
Ils m’embrassaient en me montrant la fleur-messie.
Ma Muse en ce tragique instant les dépêchait
Pour rappeler au poète qui trébuchait
Les deux adieux sacrés : Espoir et Poésie !
Cimetière de Wattwil 28 Mai 1896
Voilà généreux auditoire
Voilà le roman singulier,
Voilà la douloureuse histoire
D’une jeune écolière et d’un jeune écolier !
Pour en mieux fleurir la mémoire,
L’auteur, le héros, l’ouvrier,
Du Dieu des vers prit l’écritoire;
L’œuvre de foi s’achève ; il va le publier ?
S’il cède à la pieuse envie
Il livre un secret de sa vie,
Un des plus purs… Jaloux silence, es-tu plus beau ?
Celle qui l’a sacré poète
Gémit : »Ingrat! » de sa retraite
Cher livre ! va fleurir les bords de son tombeau !
Pour copie conforme.
Le MONT-DORE
Jean D’AVEN.