Merci signor Mazzola!
Neuf heures sonnaient au clocher de la petite église de Notre Dame du Val. Stéphane, encore tout étourdi, se leva, et gagna la cuisine à l’américaine de la maison de campagne familiale. Il prépara son déjeuner et sortit dans le jardin, où il pouvait savourer le chant des oiseaux en liberté et le charme des arbres naturels. Il aimait beaucoup cette vieille demeure du XXème siècle où il retrouvait chaque année sa cousine Claire. Tout en déjeunant, il pensait à ce qu’il allait pouvoir faire en cet été 2931. Il avait plein de projets, tous plus farfelus les uns que les autres, et notamment la visite du grenier. Il faisait un temps superbe et, à travers le carreau, un rayon de soleil venait caresser le crâne lisse du jeune homme.
Comme tous les adolescents, Stéphane avait la tête rasée, ce qui rehaussait ses sourcils et mettait en valeur ses yeux, d’un bleu sombre. Il fut soudain sorti de sa torpeur par des coups de klaxon, et se précipita vers la porte: Claire arrivait avec ses parents. Après la joie des retrouvailles, Stéphane réussit enfin à se soustraire aux étreintes des adultes et entraîna sa cousine vers le grenier.
Les deux adolescents marchaient lentement, de peur que le plancher grinçant ne se dérobe sous leurs pas. Claire éternua, habituée aux dépoussiérants automatiques, que l’on trouvait dans tous les foyers. En effet, une épaisse couche sombre et duveteuse recouvrait le sol et chaque pas soulevait une nuée grise qui remontait jusqu’à leurs narines, libérant parfois une grosse araignée, effrayée par tant de remue-ménage.
Dans le fond de l’immense pièce, trônait une vieille armoire, à peine éclairée par les rares rayons de soleil qui parvenaient avec peine à percer la crasse opaque de l’unique fenêtre. A droite, les deux cousins aperçurent un secrétaire blanc sur lequel siégeait un énorme ordinateur, du même modèle que celui que Claire avait admiré dans son manuel d’Histoire. Il était beaucoup moins sophistiqué que la tablette électronique que possédaient tous les étudiants (car c’était la nouvelle mode), mais tellement plus imposant qu’ils étaient intimidés par sa forme et son volume, qui semblait diriger quelque assemblée invisible au milieu du grenier.
Stéphane commença par ouvrir l’armoire et une masse de vêtements dégringola. Claire en tira une casquette et éclata de rire: « Regarde comme c’est ridicule! » s’écria-t-elle en la posant sur sa tête. La visière sale et la virgule jaunâtre qui l’ornait juraient avec la couleur de sa nouvelle combinaison à régulateur thermique. Pendant ce temps, son cousin tentait tant bien que mal d’entrer dans un vieux jogging. Alors que le jeune homme achevait de s’habiller, Claire força la serrure rouillée du secrétaire et en sortit quelques papiers d’apparence insignifiante et un livre à la couverture râpée, que Stéphane, par jeu, lui arracha des mains en riant, et dont il entama la lecture.
Curieuse malgré tout, la jeune fille voulut jeter un coup d’œil aux papiers avant de les jeter, et en tira Sa Une d’un quotidien qui s’effrita sous ses doigts. Elle avait cependant eu le temps de lire un mot, ou plus exactement un nom: son nom! L’adolescente se remit à fouiller fébrilement dans le secrétaire, dans l’espoir de trouver quelque autre information susceptible de lui expliquer îa présence de ce nom en première page d’un journal. Elle trouva une réponse à sa question lorsque, ayant déniché une petite clef dorée, elle découvrit une boite métallique.
Celle-ci avait su résister au temps. Etait-ce la bonne clef?
Elle l’introduisit dans la serrure qui céda sans difficulté, et
poussa un soupir de soulagement, ce qui eut pour effet de
soulever un nuage de poussière qui la fit éternuer et attira
l’attention et le courroux de son cousin.
-« Non mais c’est pas vrai! grogna-t-il. Tu fais tant de boucan
qu’il est impossible de lire tranquillement.
-Arrête ton cirque, veux-tu? On n’est pas monté pour faire la
lecture aux araignées: depuis le temps qu’il est là, elles
doivent le connaître par cœur ton bouquin! Viens plutôt voir
ce que j’ai trouvé. » En ronchonnant, Stéphane s’approcha.
La boite était pleine de photos et d’articles de journaux
divers. Sur l’une de ces photos, on voyait un homme bronzé
et musclé, vêtu d’un short noir et d’un maillot à pois rouges.
Il souriait. Stéphane se surprit à le jalouser, tandis que sa
cousine s’extasiait.
-« Il y a aussi des articles de « l’Equipe » regarde!
-L’équipe? l’équipe de quoi?
-C’était un journal andouille! Il ne parlait que de sport, c’est
pour ça qu’il a disparu. Regarde, il y en a quelques
exemplaires. »
Ils les feuilletèrent distraitement; mais au fil des pages, leur
curiosité était piquée. Ils avaient la sensation de tenir un
trésor entre leurs mains, d’être en possession d’un morceau de puzzle de l’Histoire, mais aussi, peut-être, en train de violer un secret. Ils découvraient les pratiques étonnantes d’un autre âge: des hommes s’étaient entraînés, regroupés, affrontés autour de règles et sur des terrains de jeu, pour mettre en valeur leurs capacités physiques. Leurs luttes avaient déclenché des passions et un enthousiasme qu’eux mêmes revivaient maintenant. Ainsi, leur ancêtre, le bel homme de la photo, avait été applaudi, encouragé par un public gesticulant et passioné. « imagine ces fêtes, ce suspense! C’aurait été génial de crier, de hurler sans mesure! » Les deux adolescents, à cet instant, auraient aimé faire un saut dans le passé, se réunir avec d’autres hommes, tous différents, autour d’une discipline, en parler avec eux, s’enthousiasmer avec eux dans une ambiance chaleureuse! « Ecoute les cris, les clameurs au moment de la victoire! » Claire se prenait au jeu; elle faisait de ces hommes des héros. Stéphane trouvait cette ambiance fantastique. Pourtant quelque chose le tracassait: pourquoi le sport avait-il disparu? Pendant que sa cousine continuait de s’extasier, le jeune homme ouvrit un autre dossier et fut effrayé de ce qu’il y trouva: des substances dopantes avaient ravagé le monde du sport, des sportifs étaient morts, le sport avait disparu, peu à peu, après des polémiques, des procès, des lois pour tenter d’endiguer le fléau. Rien n’avait pu y faire, le public s’était lassé, puis détourné. Pourquoi les sportifs étaient entrés dans cette spirale? Parce que les hommes avaient soif de victoires et de records, de gloire et de médailles. C’était donc ça! Les limites humaines avaient été repoussées trop loin. Les records ne tombaient plus, les sportifs étaient tous victimes, les uns après les autres, les sports disparaissaient à leur tour, petit à petit. Le cyclisme avait été le premier, avaient suivi la natation, le football, le judo et tant d’autres! Une substance du nom d’Erythropoïétine (qu’on appelait plus communément EPO) augmentait les globules rouges du sang, et donc, la résistance à l’effort. Les hormones de croissance permettaient de développer la masse musculaire rapidement et dans des proportions considérables. Mais les règles du jeu ainsi faussées, le sport avait perdu tout son sens. Stéphane était terriblement déçu. Le sport avait trahi les idéaux qu’il était censé incarner. Bien sûr, lui n’avait jamais connu le sport, mais, au premier abord, celui-ci lui avait semblé être le symbole d’un corps sain, d’un esprit sain, d’une volonté féroce de se vaincre soi-même. Le dopage et la sottise des hommes avaient tout gâché. Ils avaient gâché la vie des générations futures, ils avaient gâché sa vie à lui, lui qui aurait tant aimé le sport. Pourquoi n’avait-il pas le droit de vibrer, d’encourager, d’applaudir, de supporter une équipe ou un sportif?
Le bouquin qu’il venait de lire lui avait pourtant prouvé que
le sport était avant tout une aventure humaine: ce nageur
russe, agressé au couteau, et qui avait su redevenir le tsar
de la natation mondiale; cet ecclésiastique américain,
champion olympique de saut à la perche en 1924, qui avait
déclaré un jour: « je suis le seul prêtre à tenter d’aller au ciel
par mes propres moyens »; cette équipe de France de
football championne du monde, qui avait su réveiller la
nation tout entière et la rassembler autour du sport; ce jeune
cycliste, champion amateur, qui avait, pour sa première
course chez les pros, laissé derrière lui les favoris; ce skieur
français, sacré champion du monde, à 33 ans, lors de sa
dernière course; ce pilote automobile, qui avait pu repiloter
un mois après être resté trois minutes dans une voiture en
flamme lors d’un accident et avoir reçu les derniers
sacrements; et surtout l’histoire de Valentino Mazzola.
Ce footballeur italien, en déplacement à Bruxelles, avait été
abordé par des gamins.
« -Venez jouer avec nous signor Mazzola. Dans notre club, il
n’y a d’entraîneur que pour les grands. »
La leçon avait duré tout l’après-midi. Et puis…
« -Si on faisait un match? » Non. Il fallait rentrer. Mais les enfants insistaient:
« -Une demi-heure de plus ou de moins, qu’est-ce que c’est
pour vous, on ne vous reverra jamais, signor Mazzola. » Et le
match avait commencé….
En rentrant, l’international déclara à ses coéquipiers, que
c’était lui qui avait le plus appris, que les enfants l’avaient
renvoyé aux sources du sport, et qu’il avait redécouvert le
football.
Quelques semaines plus tard, Valentino Mazzola et l’équipe
du Torino périssaient dans la catastrophe aérienne du
Superga. Ce soir là, à Bruxelles, des dizaines de gosses
eurent conscience d’avoir perdu un grand ami auquel ils
avaient dit, sur un terrain de banlieue, « une demi-heure de
plus ou de moins, qu’est-ce que c’est pour vous, on ne vous
reverra jamais, signor Mazzola ».
La nouvelle qu’avait écrit sur ce sujet Max Urbini, un
journaliste de « l’Equipe » de cette époque là, l’avait ému aux
larmes; et il y avait tant d’autres exemples….
Pourquoi n’avait-il pas le droit, lui aussi, de se dépenser
comme avaient pu le faire d’autres jeunes de son âge,
plusieurs centaines d’années auparavant. Claire, elle,
s’extasiait toujours sur la photo du cycliste bronzé au maillot
à pois. Stéphane le trouvait laid, maintenant, ce maillot. Lui
qui était si blanc et si maigre, n’enviait plus le teint hâlé et
les mollets musclés du jeune homme. Il avait envie de pleurer. Sa cousine le sortit de ses pensées…. -« As-tu trouvé autre chose? » lui demanda-t-elle. -« Non, non, rien de bien intéressant » bégaya-t-il en cachant les articles qui lui apparaissaient maintenant compromettants. Mieux valait ne rien lui dire, elle continuerait à rêver de son ancêtre pratiquant un sport propre et sain, à rêver de victoires et de records, de gloire et de médailles.